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C.G. Jung et la géomancie

C.G. Jung s’est intéressé à l’astrologie et au Yi King, en particulier dans ses recherches sur la synchronicité, mais quelle fut sa relation à la géomancie ? C’est la question que se pose Ariane Callot. 

Retour aux origines

Quand la mer se retire, le vieux géomancien quelque peu alchimiste, s’en va interroger, son bâton à la main, les esprits de la terre.

Il respire les sels des flux et des reflux de toutes les marées et le temps disparaît, emportant avec lui les limites étroites de la conscience.

L’Esprit envahit tout et, du bas vers le haut, puis du haut vers le bas, les vibrations cosmiques activent l’invisible lien d’union entre le ciel et la terre.

Saisissant son bâton, réflexion abolie, porté par l’impulsion guide de sa main, il creuse dans le sable quatre lignes de traits bases de l’Art Sacré du signe géomantique.

***

C’est quelques années après avoir suivi à Bruxelles l’enseignement sur la géomancie d’Eric Panichi que j’avais écrit ce petit texte exhumé récemment.

Je me suis alors demandé ce que Jung, dont je savais qu’il s’intéressait à l’astrologie et au Yi King, pensait de cette mancie. J’ai tout d’abord espéré trouver une réponse chez Marie-Louise von Franz.

Marie-Louise von Franz et la géomancie

Dans son livre La psychologie de la divination, aux pages 144 à 146, Marie-Louise von Franz évoque ainsi Jung et la géomancie : « Dans son essai sur la synchronicité, Jung mentionne l’art de la géomancie ». C’est bref …

Elle présente cette mancie comme un dérivé de l’astrologie :

« La géomancie est une astrologie rapportée sur la terre. Au lieu de considérer les constellations étoilées et de les utiliser en vue de la divination, on produit soi-même les constellations sur la terre (gê signifie la terre), et on procède alors comme en astrologie. »

En lisant ce texte où elle parle de la pratique de la géomancie, j’ai tendance à penser qu’elle ne la considère pas comme un art divinatoire majeur. 

Parlant de Robert Fludd dont elle dit qu’il avait « réellement pensé » la géomancie elle ajoute :

« La géomancie a surtout été utilisée pour des prédictions de nature primitive, et cela s’avère même pour Fludd qui ne l’expérimente que pour découvrir s’il doit épouser Mme Une-telle ou non, et s’il va avoir ou non de l’argent. »

Rien qui me donne envie de faire des recherches sur les relations entre Jung et cet art qui, pratiqué avec sérieux, m’apparait comme noble et très riche sur le plan symbolique.

Le déclencheur : Sabi Tauber : Mon analyse avec Jung

C’est seulement au moment de la parution de l’article de présentation du livre que j’ai lu le livre de Sabi Tauber. Quel ne fut pas mon intérêt quand j’ai découvert à la page 36 ce qu’elle écrit au sujet de Jung :

« Il m’a offert un petit traité de géomancie très ancien et m’a encouragée à le lire de façon très approfondie ; il pensait à un travail auquel je pourrais éventuellement participer. »

Jung pensait que la géomancie pouvait apporter quelque chose à Sabi Tauber. Cela me donnait alors une bonne raison pour m’interroger sur son attitude générale envers les arts divinatoires et sur son éventuelle pratique de la géomancie.

L’attitude de Jung envers les arts divinatoires

L’intérêt de Jung se portait surtout sur l’astrologie, le Yi King et parfois le Tarot mais qu’en est-il de la géomancie ?

Pour ce qui est de l’astrologie on trouve un matériau assez abondant, que ce soit dans la Correspondance où dans ses échanges avec W. Pauli. Les références au Yi King sont abondantes et connues. Je vais donc me contenter de quelques citations où il exprime sont attitude envers l’astrologie et de celles, beaucoup plus rares, qui contiennent une allusion à la géomancie.

L’astrologie

Dans la Correspondance Jung écrit, le 6 septembre 1947 : 

« Vous voudriez savoir ce que je pense de l’astrologie : il y a plus de trente ans que je m’intéresse à cette préoccupation de l’esprit humain. Ce qui m’intéresse avant tout en tant que psychologue, c’est la question de savoir comment la complication de certains caractères peut être élucidée au moyen de l’horoscope. »

Dans la même lettre, il reproche à la littérature astrologique de manquer d’une méthode statistique ce qui ne permet pas à certains faits fondamentaux de recevoir une base scientifique.

Une dizaine d’années plus tard, le 10 avril 1958, il écrit (tome V)

« Comme je l’ai dit, l’astrologie semble requérir diverses hypothèses, et je suis bien incapable d’opter pour une explication tranchée. Il faudra bien se résoudre à adopter une explication complexe, car, d’ordinaire la nature ne se préoccupe guère du bon ordre de nos élaborations intellectuelles. »

Quelques mois plus tard, le 15 novembre 1958, il cite la géomancie : 

« L’astrologie est une de ces méthodes intuitives comme le Yi King, la géomancie et autres procédés de divination. Elle est fondée sur le principe de synchronicité, c’est à dire sur des coïncidences significatives. J’ai exploré expérimentalement trois de ces méthodes intuitives : celle du Yi king, la géomancie et l’astrologie. »

La correspondance Jung Pauli

Dans la passionnante correspondance entre Jung et Pauli il est question (p.77) d’une conférence de Jung sur la synchronicité que Pauli attend avec impatience. Dans la même lettre, Pauli parlant de la synchronicité en tant que « phénomène induit », cite l’ « ars géomantica ».

On retrouve le mot géomancie à quelques autres endroits de cette correspondance mais je pense que dans les échanges d’un haut niveau intellectuel entre ces deux hommes remarquables, les arts divinatoires étaient surtout considérés comme une illustration de la théorie de la synchronicité.

Origine et pratique de la géomancie

Avant d’aborder le seul texte où Jung parle clairement de la pratique de l’Art Géomantique il me semble nécessaire de donner quelques brèves indications au sujet de cette mancie.

 Je m’inspire ici du livre de Jean-Paul Ronecker : Théorie et pratique de la géomancie (Éditions Dangles) pour compléter ce que dit Marie-Louise von Franz dans La psychologie de la divination. Il écrit : 

« La pratique de cet art divinatoire majeur suppose une certaine attirance pour l’élément terre, une « sensibilité vibratoire » pour la Terre-Mère des anciens. »

La géomancie est un art très ancien que l’on rencontre dans diverses régions mais son extension et sa diffusion sont généralement attribuées aux Arabes.

À l’origine, il s’agissait de lignes tracées sur le sol, de jetés de cailloux et de bien d’autres objets de comptage. Au fil du temps ceux qui effectuaient les tirages se sont rendu compte que le moyen d’obtenir les figures du tirage importait peu. En effet :

« la géomancie reste un des arts divinatoires les plus simples à mettre en pratique. Il suffit pour cela de générer des points pairs et impairs qui constitueront les figures géomantiques. » (p.13)

Le moyen le plus fréquemment utilisé est le suivant : On pense fortement à une question puis on trace instinctivement une suite indéterminée de points ou de traits sur une feuille de papier. On effectue 16 lignes de tracés qui sont ensuite dénombrés en pairs et impairs. C’est ainsi que sont déterminées les figures qui seront disposées dans l’Écu géomantique comprenant 16 maisons.

J’avoue avoir, personnellement, une préférence pour le tracé dans le sable ou le jeté de pierres.

Il existe nombre de bons ouvrages traitant de la géomancie en tant qu’art et je n’irai pas plus loin dans ma description.

La géomancie est un art individuel

Pour conclure sur ce qui n’est qu’un survol au sujet de la géomancie j’ajouterai une importante et juste réflexion de MLVF, toujours dans La psychologie de la divination. Pour elle, la géomancie est individuelle.

Elle dit, page 146, parlant du Fa qui est une forme africaine de la géomancie :

« Fa n’a pas de pouvoir collectif — il ne s’adresse quand il se manifeste qu’à des individus uniques et leur dit quelque chose qui est vrai seulement pour eux et pour personne d’autre. […] — parce qu’il est simplement cette puissance de vérité. »

Utilisation originale par Jung de la géomancie

Revenons au livre de Sabi Tauber : Mon analyse avec Jung. Quand elle lit ce très ancien traité de géomancie au sujet duquel Jung, surchargé de travail, ne lui donne aucune explication. Elle est bouleversée :

« Chaque fois que je prenais ce petit livre en main, mes cheveux se dressaient sur ma tête. C’était magique, c’était une jungle impénétrable, le summum de l’irrationalité. »

Il est bien probable que c’est cette irrationalité, ce besoin de remettre en cause le sacro-saint principe de causalité, de s’interroger sur la synchronicité, que Jung voulait insuffler à Sabi Tauber.

L’influence de Jung sur Sabi était très forte et elle construisit des thèmes géomantiques qu’elle lui proposa pour qu’il les interprète.

Il faut souligner, avant d’observer la manière dont Jung interpréta les mancies de Sabi, la manière très personnelle dont il utilisait cet art divinatoire.

La forme de l’Écu géomantique et le mélange des mancies

L’Écu géomantique, parfois appelé l’éventail est le dessin représentant les maisons où l’on va poser les signes issus du tirage. On utilise généralement l’Écu géomantique dit de Tradition orientale.

Jung n’utilise pas cet écu mais, comme l’écrit Philippe Dubois dans son livre Géomancie. Pratiques et interprétations (p.44) : 

« Celui utilisé par la tradition occidentale de Géomancie astronomique (Sieur de Salerne, Gérard de Crémone …) qui consiste en l’ancienne disposition du Zodiaque, en carré, qui fait ressortir les axes du Méridien et de l’Horizon. »

De plus, Jung qui aime explorer de vastes symboliques opère parfois, sur le même thème, un savant mélange entre la géomancie, le Yi King et le Tarot. On s’y perd … mais c’est fascinant !

Il en est de même pour le vocabulaire. Il lui arrive, pour parler d’un thème géomantique, de l’appeler Geoscope. Ce mot est inspiré de geoscopie, un synonyme peu usité de géomancie qui signifie examiner la terre

(Γῆ, terre, et σϰοπεῖν, examiner). Sabi Tauber empruntera le même vocabulaire.

Jung, Sabi Tauber et la géomancie

Mes recherches, non exhaustives ont eu un résultat assez maigre. Jung connaissait et pratiquait certainement la géomancie mais il n’en parle pas beaucoup. Je pense que cela devait rester dans sa sphère privée. Heureusement nous avons le récit de ses contacts avec Sabi Tauber.

Je m’en tiens ici à la géomancie. Pour le reste du récit de ce qui fut plus qu’une analyse, une transformation, je renvoie le lecteur vers le livre Analyse avec Jung.

Comment Jung accompagne Sabi Tauber

Jung, même même s’il se montre « parcimonieux » dans son aide, comme si il voulait la pousser au paroxysme de ses désarrois pour mieux l’en rendre consciente, se montre bienveillant et même compatissant envers Sabi.

Elle est ce que l’on appelle une « femme de devoir » mais aussi une femme insatisfaite car accablée par les difficultés du quotidien. Elle se pose des questions et elle s’en veut de se les poser. 

Jung va faire avec elle un travail qui lui montre l’importance de l’irrationnel. Pour cela, dit-il : « je n’ai aucune méthode, chaque cas est unique » (p.115)

Jung incite Sabi Tauber à s’intéresser à la géomancie

Il commence par interpréter plusieurs de ses rêves puis, et cela interpelle, il la lance dans l’étude de la géomancie. Elle lit le livre qu’il lui a prêté, elle fait des tirages géomantiques qu’il interprète avec talent et un jour il lui fait la proposition suivante (p.49) :

« Pour la première fois, il m’a parlé d’une dame âgée, réputée pour sa connaissance de la géomancie. Elle allait s’occuper de l’organisation d’un groupe de travail … »

Il présente cette dame d’une manière peu attirante (p.50):

« Elle a l’air d’un fantôme et elle est à moitié sorcière, mais elle a de vastes connaissances et une grande intelligence ! Il faut simplement ne pas avoir peur d’elle. »

Tout ceci est destiné à opérer une transformation d’une femme dont Jung pense qu’elle est « beaucoup trop raisonnable ».

Sabi Tauber dit qu’elle s’est jetée à l’eau la tête la première et que Jung lui envoyait « une aide vraiment parcimonieuse » ce qui de temps en temps la désespérait. Il devait savoir ce qu’il faisait car (p.50) :

« De temps en temps Jung m’envoyait une petite note d’encouragement qui m’incitait à persévérer. »

L’interprétation par Jung des thèmes géomantiques

Jung fera de 1952 à 1954, trois interprétations, que j’appellerai pures, des thèmes géomantiques de Sabi Tauber et une géomancie /Tarot.

Son interprétation ressemble à la manière dont il présente le rêve de Pauli dans Psychologie et alchimie. C’est bref, allant à l’essentiel, et très clair.

Comme pour tout ce qui l’intéresse, il semble avoir une parfaite connaissance de cet art divinatoire. Généralement, il parle à la fois de la signification de la maison où s’inscrit le signe géomantique et du signe lui même. De plus, ce que nous savons de Sabi Tauber à la lecture de son journal confirme la justesse de ses interprétations.

Évidemment, il apporte sa touche personnelle, par exemple en introduisant dans l’interprétation la notion de Soi où en juxtaposant géomancie et tarot dans le but d’enrichir l’une par l’autre les deux interprétations.

Sabi Tauber fait le thème géomantique de Jung

Toujours aussi enthousiasmée par les arts divinatoires, Sabi Tauber exécute, en mai 1953, un « mandala » à partir d’un double tirage tarot/geoscope. Le sujet de la question est Jung lui même. Voici les raisons qu’elle donne pour expliquer son projet :

« Comme représentation de l’ensemble du travail sur la synchronicité, j’ai souhaité avoir son propre mandala combinant Tarot et Géomancie. » (p. 54)

Elle se livre ensuite à un :

« Bref essai d’interprétation bien modeste ; je l’avais autrefois envoyé à Jung, mais il est resté sans réponse. J’en ai conclu qu’il n’était pas totalement faux. » (p.55)

Je crois apercevoir ici de la part de Sabi Tauber une pointe d’ironie bien réjouissante !

L’interprétation de Sabi Tauber

Je laisse de côté la partie Tarot au sujet de laquelle je ne suis pas compétente.

L’interprétation de la partie géomancie montre que Sabi Tauber prend cet art au sérieux et ses interprétations ne manquent pas d’intérêt. On peut dire que souvent elle tombe juste et il n’est pas étonnant que Jung ait un peu boudé cet exercice légèrement insolent. Voici un exemple :

Dans la maison XI qui est celle des amis, de la création dans un groupe, son tirage est la figure Amissio qui représente la perte. Sabi Tauber donne cette interprétation très juste (p.57) :

« En maison 11, amissio révèle une perte dans les relations, un isolement, un repli sur soi. »

L’ensemble de l’interprétation contient beaucoup de choses justes mais il est évident qu’elle est très imprégnée de ce qu’elle sait de Jung et de son ressenti envers lui. Elle est un peu dans la position d’un analyste qui ferait trop de projections en interprétant les rêves de l’analysant.

La réponse à la question : Jung s’intéressait-il à la géomancie ?

Sur le plan intellectuel, et de ses relations avec des personnes brillantes comme Pauli, Jung considérait les arts divinatoires comme des apports à ses réflexions sur la synchronicité. Il n’évoque pas souvent la géomancie qui aurait pourtant pu le séduire car elle est proche de la terre, de la nature. Il me semble voir une explication à cet apparent manque d’intérêt.

Je pense voir une explication dans le caractère et la personnalité complexe de Jung. La géomancie, qu’il pratiquait peut-être plus qu’on ne le croit, faisait partie de sa sphère privée.

Jung était âgé et ses forces déclinaient. Sa relation avec Sabi Tauber a peut-être réactivée la fonction sentiment qui était loin d’être dominante lui. Cette femme fragile l’a touché et il a eu envie de l’aider et d’échanger avec elle. Il l’a accompagnée dans le monde de l’irrationnel avec l’aide de la géomancie. Le résultat fut, qu’après une interprétation de son tirage géomantique par Jung elle écrit (p.46) :

« Nous avons fait ensemble un voyage fantastique dans le monde intérieur, là où les contes disent vrai, où la vérité est aussi juste que dans les contes. Midi était passé depuis longtemps. J’ai pris rapidement congé, comblée par tout ce que j’avais vécu. Le bonheur se lisait dans ses yeux : voilà, n’est-ce pas, le véritable monde dans lequel l’infini peut respirer. »

Voilà, tout est dit dans cette phrase et j’ai la réponse à ma question : Oui Jung s’intéressait à la géomancie et la pratiquait. Il la considérait surtout comme un moyen, réservé à lui-même ou à des personnes avec lesquelles il avait une relation privilégiée de se relier à l’inconscient.

Février 2023

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Articles Ariane Callot

Articles co-écrits avec Jean-Pierre Robert :

Trois rubriques complètent cette liste d’articles :

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