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Entretien avec Véronique Liard

Traductrice incontournable des œuvres de Jung et de Neumann, enseignante et conférencière, Véronique Liard revient ici sur l’expérience fondatrice qui a orienté son parcours : sa rencontre avec une pensée qui continue de questionner notre époque. Un entretien qui ouvre un accès vivant et personnel à la profondeur de la voie jungienne.

Claire Droin : Les écrits de Carl Gustav Jung ont eu une grande influence sur votre parcours. Pouvez-vous nous raconter comment s’est passée votre « rencontre » avec Jung ?

Véronique Liard : Il y a plus de 30 ans maintenant, j’ai soutenu ma thèse de doctorat sur les mythes et les symboles dans l’œuvre de l’écrivain et dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt. La rencontre avec Jung était inévitable et j’aurais pu en rester là. Mais son œuvre m’a fascinée et lorsque j’ai décidé d’écrire ma seconde thèse, celle qui m’habiliterait à diriger des recherches et me permettrait d’obtenir un poste de Professeur des Universités, mon choix s’est presque naturellement tourné vers C.G. Jung.

Dès le départ, sans pouvoir l’expliquer rationnellement, j’ai ressenti une proximité de pensée, le sentiment de partager avec lui ce qui me semblait inexprimable, mais qu’il tentait d’approcher, d’esquisser. Il y a les mots et l’indicible qui se cache souvent derrière. J’ai l’avantage de pouvoir lire Jung dans le texte et j’ai donc accès à tous ses textes publiés. L’allemand est une langue riche avec laquelle on peut exprimer sa pensée avec une grande précision et « construire » des néologismes très parlants. Un mot allemand peut en nécessiter plusieurs en français si l’on veut rendre toutes les nuances qu’il comprend, pour autant que ce soit possible. Peut-être cela m’a-t-il aidé à percevoir l’étendue de ce qu’un mot employé par Jung peut contenir, sans parler des symboles.

J’avais aussi souvent fait l’expérience de penser à une lettre que j’avais envoyée et à laquelle j’attendais la réponse depuis longtemps. Deux jours après, elle était dans ma boîte aux lettres. Même chose pour une amie qui ne m’avait pas donné de nouvelles depuis un moment, à qui je pensais soudainement et qui m’appelait peu après. Que dire de ces textes que je prenais au hasard, un roman, un article qui traitait du sujet sur lequel j’étais en train de réfléchir. Jung parlait de ces phénomènes, de la synchronicité, et il en donnait des explications qui me semblaient pertinentes. Il avait aussi écrit sa thèse sur les phénomènes occultes. Or, j’ai vécu plusieurs expériences « inexplicables » rationnellement peu avant ou immédiatement après la mort d’un proche. Bref, je me suis sentie attirée par la pensée profonde de cet homme d’une si grande culture, qui abordait des sujets qui me tenaient à cœur et tentait de trouver une explication qui me parlait.

Et puis, il y a eu le Livre Rouge où j’ai retrouvé en germe bien des choses que Jung a développées par la suite dans son œuvre. J’ai admiré son audace, car se confronter seul à son inconscient est ô combien dangereux, il l’a lui-même maintes fois souligné. J’ai été touchée par ce qu’il a vécu, par les échanges qu’il a eus avec les personnages qu’il a rencontrés, ainsi que par les commentaires qu’il en a donné. J’ai admiré son style souvent poétique, les illustrations dénotant d’un talent artistique certain.

Quels défis personnels avez-vous rencontrés en tant que traductrice de textes de C.G. Jung et Erich Neumann ?

La traduction est un exercice difficile. Il faut que le résultat soit à la fois fidèle au contenu et autant que possible au style de l’auteur, mais il faut aussi que le texte soit compréhensible par le lecteur et agréable à lire. Aussi bien Jung que Neumann sont parfois difficiles à comprendre, du moins est-ce ce que bon nombre de personnes m’ont rapporté. Il ne faut pas simplifier, car il faut respecter le texte, mais parfois, la décision de mettre une virgule ou un point pour séparer une phrase qui serait trop longue et compliquée en français peut faire la différence et permettre au lecteur de ne pas perdre le fil du développement de l’auteur.

J’ai eu le plaisir de faire partie de l’équipe qui a traduit le Livre Rouge. On a tellement écrit sur le Livre Rouge depuis sa parution qu’il est inutile d’en parler autrement qu’au niveau personnel : « Le Livre Rouge et moi ». Quand je l’ai eu en mains (ou plutôt sur mon bureau vu le poids de l’ouvrage), je l’ai tout d’abord regardé comme on regarde un livre d’images pour certaines énigmatiques, puis j’ai entrepris de lire le texte. Et là, j’ai été prise dans une sorte de tourbillon, en quelque sorte aspirée par ce qui se trouvait derrière les mots. En même temps, je retrouvais dans presque chaque paragraphe ce que Jung avait un jour développé dans l’un ou l’autre de ses textes, ce qui m’a permis de faire le lien entre le texte et certaines images. Puis, je me suis mise à la traduction de la partie qui m’avait été confiée. A nouveau, le « premier jet » fut une sorte d’écriture automatique. J’étais dans le texte et ce texte m’empêchait de réfléchir. Bien sûr, cette première traduction, je l’ai revue et corrigée encore et encore, cette fois de manière réflexive et pendant les réunions qui regroupèrent les traductrices et traducteurs pour discuter de la terminologie et des points délicats. Mais l’expérience première d’une plongée dans le texte fut et reste exceptionnelle.

La traduction des textes de Jung dans Inconscient collectif m’a également beaucoup apporté, tout comme ceux que j’ai traduits dans Les écrits sur Freud et la psychanalyse qui vient de paraître.

Traduire Origines et histoire de la conscience de Neumann a été une grande aventure, de même les autres ouvrages de Neumann maintenant disponibles en français : La peur du féminin et Jacob et Ésaü. Jung a dit dans une lettre à Jolande Jacobi qu’avec Neumann, il fallait penser avec lui, sinon on était perdu. Mais chaque défi m’a fait progresser, dans mon métier de traductrice, mais aussi personnellement, car lorsqu’on traduit, on comprend le texte encore plus en profondeur que lorsqu’on le lit. On ne peut pas passer sur une seule phrase sans y réfléchir intensément pour en rendre toutes les nuances et formuler au mieux tout ce qu’elle contient.

Une autre expérience particulière a été la traduction de la correspondance entre Jung et Neumann. Il m’a été plus facile de traduire les lettres de Jung qui étaient pour moi stylistiquement mieux écrites et plus claires que celles, alambiquées, de Neumann qui apparemment avait parfois plus de mal à formuler ses idées.

A propos de Jolande Jacobi, vous étudiez sa correspondance avec Carl Gustav Jung dans le cadre d’un projet. Pouvez-vous nous dire en quoi cette correspondance vous semble importante ?

Jolande Jacobi était connue pour être extravertie, très directe dans ses jugements, ce qui lui a valu beaucoup d’animosités au sein de la communauté jungienne. Mais pour Jung, elle représentait un atout. Son engagement pour la promotion et la diffusion de la pensée de Jung fut indéfectible durant toute sa vie.

La correspondance est entre autres intéressante dans la mesure où Jacobi aborde certains sujets en lien avec la religion, la période de 1933 à la fin de la seconde guerre mondiale, la période après 1945 et indirectement les événements en Hongrie. Dans ses réponses, Jung reste fidèle à lui-même. Cet échange épistolaire entre lui et Jolande Jacobi souligne l’importance du rôle qu’a joué cette femme dans le monde jungien. Outre son livre sur la psychologie de C.G. Jung et sa contribution dans l’ouvrage L’homme et ses symboles, elle a écrit de nombreux textes encore largement méconnus. Il serait donc bon que, par le biais d’une publication, elle soit mieux connue du monde jungien et que son dévouement soit valorisé.

Vous êtes active au sein de plusieurs collectifs, notamment le Groupe Jung. Pouvez-vous nous dire de quelle manière ?

Je fais partie du comité pédagogique du Groupe Jung. L’association, gérée par des bénévoles, a pour but de mieux faire connaître l’œuvre de Jung ; elle propose des conférences et des ateliers destinés à toutes celles et ceux qui s’intéressent à la psychologie analytique. J’y donne régulièrement des conférences et j’anime des ateliers de réflexion.

Parmi les nombreux aspects de la pensée jungienne que vous avez explorés dans vos traductions, articles et conférences, lesquels vous ont le plus marquée, et pourquoi ?

Il y en a tellement que je ne peux pas les aborder tous. J’en choisirai donc trois :

Tout d’abord la recherche du sens qui, me semble-t-il, fut extrêmement importante chez Jung et par la suite chez d’autres jungiens; elle le demeure encore aujourd’hui. Le problème du sens est au cœur de la discussion entre l’esprit du temps et l’esprit des profondeurs au début du Livre Rouge. Le moi de Jung doit reconnaître que, outre l’esprit du temps (Zeitgeist), il existe un autre esprit, l’esprit des profondeurs (Geist der Tiefe). L’esprit du temps s’intéresse essentiellement à l’utilité, à la valeur des choses. Mais l’esprit des profondeurs se moque des connaissances et de l’entendement. Ce qu’il révèle semble aller à l’encontre du sens, tel que nous l’entendons, le sens que nous déduisons d’une suite de mots. Mais une suite de mots n’a pas un seul sens, nous dit Jung. Les hommes ne veulent donner qu’un seul sens aux mots afin d’avoir un langage non équivoque, alors qu’ils en ont plusieurs.

Actuellement, quand se pose la question de savoir quel sens a la vie, certains sont bien en peine de répondre. Jung explique qu’au Moyen Âge, le christianisme donnait encore un sens à la vie humaine. La terre était au centre du monde. Tous les hommes étaient les enfants de Dieu et « tous savaient exactement quoi faire et comment se conduire pour passer de l’éphémère vie terrestre à une existence éternelle remplie de joie ». Mais l’existence de Dieu a été remise en cause et si Dieu n’existe pas, s’il n’y a pas vie éternelle, de Paradis, quel sens a la vie ? Pourquoi l’être humain est-il sur terre ? A-t-il une raison d’exister, où est la légitimation de sa présence sur terre ? Un vide, un trou béant et douloureux s’est creusé. Alors l’homme, privé du sens que lui fournissait l’existence de Dieu, part à la recherche d’UN sens, du sens de SA vie. Il se cherche, il cherche son sens profond. Telle est la quête qui fait sens. Mais l’entreprise s’avère difficile face aux tentatives omniprésentes de lui faire miroiter un sens qui ne correspond pas à ses besoins réels. Ce que Jung écrivait sur son époque est encore largement valable pour nos contemporains.

La quête du sens et la difficulté de ne pas se laisser distraire sur son chemin vers soi par toutes les tentations du monde actuel m’ont amenée au deuxième sujet intéressant pour moi, les liens et les interactions entre l’individu et la société. Jung pensait que son époque, essentiellement axée sur le conscient, négligeait trop les forces de l’inconscient, forces pouvant le détruire ou lui apporter le salut. Selon lui, la psychologie avait son rôle à jouer dans l’analyse de son époque parce qu’entre autres, elle ôtait aux individus leurs illusions sur eux-mêmes. Je pense que c’est encore vrai aujourd’hui. Le manque de connaissance de soi, le refus de reconnaître son ombre et de s’y confronter, pour ne prendre que quelques exemples, entraînent le danger que l’individu, mû par des forces impersonnelles difficilement maîtrisables, soit noyé dans la masse et poussé à des actions qu’il n’envisagerait même pas s’il n’avait pas perdu son individualité et les valeurs humanistes qu’il défendait jusqu’alors. Jung alertait déjà sur les dangers de la massification et la nécessité de réagir. Son analyse des mécanismes à l’œuvre entre l’individu et les différents groupes nous interpelle encore aujourd’hui.

Le troisième thème sur lequel j’ai beaucoup travaillé, c’est la création artistique et en particulier l’écriture. J’ai enseigné pendant longtemps la littérature des pays germanophones en tant que Professeur des Universités. Ce que Jung a écrit sur les rapports entre psychologie analytique et œuvre poétique, je l’ai retrouvé chez de nombreux auteurs et autrices quand ils ou elles parlent de ce qui les pousse à écrire. Beaucoup évoquent la confrontation avec soi-même, la lutte contre le silence et la douleur, le besoin de créer une distance par rapport aux émotions, la quête d’un sens, l’expérience de la totalité et la libération. Des ateliers d’écriture ont été mis en place. Je pense qu’écrire peut accompagner de manière bénéfique le processus d’individuation, pour celles et ceux qui en ressentent le besoin, sachant que personne ne lira cette aventure personnelle s’ils n’accordent pas expressément l’accès à cette part intime d’eux-mêmes qu’ils confient sur le papier.

Existe-t-il un fil conducteur entre vos traductions, vos conférences, vos ouvrages et vos enseignements ? Qu’est-ce qui inspire et motive vos travaux ?

Il n’y a pas vraiment de fil conducteur prédéterminé. Beaucoup viennent vers moi en me demandant une conférence ou un article sur un sujet particulier en lien avec le thème d’un colloque ou d’un cycle de conférences. La plupart du temps, j’accepte, non pas parce que je ne sais pas dire non, mais parce que tous les aspects de la pensée de Jung m’intéressent, parce que j’ai toujours quelque chose à découvrir et à faire découvrir aux autres. Comme beaucoup d’autres, je me suis mise au service de Jung pour transmettre sa pensée, mais aussi au service de celles et ceux qui veulent profiter de ses réflexions dont beaucoup sont applicables à notre monde actuel.

Les échanges avec les participants à mes conférences sont toujours passionnants. Les questions posées nous amènent toujours plus loin dans les interrogations que posent les textes de Jung et dans les réflexions qu’ils suscitent à propos de la situation de l’individu au sein du collectif et des mécanismes psychiques à l’œuvre dans ce qui se passe actuellement dans le monde. Mais j’envisage d’écrire un livre sur Jung quand j’en aurai le temps, ce qui n’est pas le cas pour le moment, étant donné le nombre important d’interventions prévues dans des colloques et de conférences, en France, en Allemagne et en Suisse.

Selon vous, quels aspects de la pensée de Jung sont les plus pertinents dans le contexte actuel ? Quel(s) message(s) de Jung aimeriez-vous transmettre aux jeunes générations ?

J’aimerais simplement citer un passage écrit par Jung dans le chapitre VII de Présent et avenir, passage qui résume très bien mes inquiétudes concernant l’avenir de nos enfants et petits-enfants :

« L’homme est-il conscient du chemin sur lequel il se trouve ? Voit-il où mène cette voie, quelles en sont les conséquences, et discerne-t-il les conclusions qu’il doit tirer à la fois de la situation du monde et de la situation de ce qui est en propre son âme ? L’homme actuel se rend-il compte qu’il est en passe de perdre le mythe de l’homme intérieur, mythe protecteur et conservateur de la vie et que le christianisme avait perpétué pour lui ? Discerne-t-il ce qui l’attend si cette catastrophe se produisait, peut-il même se représenter que ce serait une catastrophe ? Et sait-il, en fin de compte, lui l’homme isolé, seul en son particulier, qu’il est le fléau qui fera s’incliner la balance de tel ou tel côté ? »

Propos recueillis par Claire Droin – Décembre 2025

Ouvrages, articles et conférences présentés sur Espace Francophone Jungien où Véronique Liard est autrice, co-autrice, traductrice :


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