Carl Gustav Jung déclarait : Je ne peux qu’espérer que personne ne devienne « jungien ». Pourtant, aujourd’hui, nombreux sont les courants qui se réclament de lui, tandis que d’autres s’attachent à prendre cette assertion au pied de la lettre. Comment comprendre cette apparente contradiction ? J-P. Robert
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Le docteur J.H. Van der Hoop écrit à Jung : « Je ne peux dire si je deviendrai un jour jungien ». Dans sa réponse du 14 janvier 1946, Jung s’exprime ainsi :
« Je ne peux qu’espérer que personne ne devienne « jungien ». Je ne défends en effet aucune doctrine, je ne fais que décrire des faits et avancer certaines idées qui me paraissent dignes d’être discutées. […] Je ne prêche aucune doctrine achevée, fermée sur elle-même et j’abhorre les « partisans aveugles ». Je laisse à chacun la liberté de s’occuper à sa manière des faits car je prends moi-même cette liberté. »
C.G. Jung, Correspondance, tome 2, p. 148-150.
Dans le numéro 159 des Cahiers Jungiens de Psychanalyse, Jung dans le monde, les éditorialistes s’interrogent autour de cette question : « Comment peut-on être jungien, comment est-on jungien aujourd’hui de par le monde ? Où et qui sommes nous ? ».
Le paradoxe des non-jungiens jungiens
Au fil des échanges, certains interlocuteurs se revendiquant d’une filiation jungienne insistent sur cette assertion et affirment qu’ils ne sauraient être « jungiens ». Paradoxe intéressant : bien souvent, ils s’éloignent tellement de la pensée de Jung qu’ils en viennent à adopter des positions qui n’ont plus rien de jungiennes, accumulant ainsi de nombreuses contradictions. Il serait sans doute plus cohérent qu’ils assument pleinement leur propre pensée, plutôt que de se livrer à de véritables acrobaties intellectuelles.
Le large spectre de la pensée jungienne mène à de nombreuses spécialisations, mais favorise aussi les amalgames, les récupérations de toutes sortes et les erreurs magistrales d’interprétation. Ils sont trop nombreux pour les citer !
Jung, lui, s’en tient à l’observation des faits. Par exemple, une image surgissant en pleine conscience, en plein jour, sans lien évident avec la situation présente, est un fait. Tout autant qu’un cycliste passant devant nous. La réalité de l’inconscient, l’attention qu’il porte à son écoute et au dialogue permanent avec ce qu’il nomme l’âme, sont au cœur de son œuvre. Une œuvre avant tout expérimentale, ouverte, et opposée à toute doctrine.
Des jungiens qui s’ignorent
À l’opposé, un grand nombre de personnes ignorent la vie et l’œuvre de C.G. Jung, bien qu’elles aient entendu certains termes qu’il a mis en valeur, comme archétype ou extraversion/introversion. Pourtant, elles ont noué une véritable relation avec elles-mêmes. Elles ont instauré un dialogue intérieur, souvent en réponse à des événements qui les y ont conduites. Et ce sont assurément les plus nombreuses !
Parmi elles, on trouve celles qui ont suivi une psychothérapie d’inspiration freudienne, lacanienne ou relevant d’autres courants de pensée. Il y a aussi celles qui se sont engagées dans une voie dite spirituelle, ainsi que ceux issus de cultures très éloignées de la culture occidentale.
Les grandes lignes de la pensée jungienne
Il ne suffit pas de critiquer et c’est pourquoi je me permet de préciser ce qu’est à mes yeux l’essentiel de la pensée jungienne.
Le psychisme est aussi vaste que le monde physique avec ses planètes et ses galaxies. Intimement liée au monde physique, la psyché s’étend bien au-delà de la conscience et des éléments personnels qui sont relégués au-dessous du seuil conscient et dont la plupart restent accessibles.
La psyché décrite par Jung englobe un immense réservoir d’images, d’émotions, d’adaptations et de réactions qui se sont accumulées et sédimentées depuis la nuit des temps.
La qualité du lien avec l’inconscient constitue le fondement même de l’évolution d’un individu. Nourri à la fois par le monde intérieur et le monde extérieur, un équilibre s’établit au fil du temps, permettant de dépasser la plupart des antagonismes.
Cette démarche impose une grande exigence en matière d’éthique et d’échelle de valeurs. Elle requiert ouverture d’esprit, tolérance, persévérance et ténacité. La conscience s’enrichit alors, intégrant un nombre croissant de contenus, bien au-delà de ce qui nourrit la plupart des individus.
En conclusion
Ce cheminement, à la fois exigeant et libérateur, engage l’individu dans une transformation profonde où la conscience ne cesse de s’élargir. Loin d’une adhésion passive à un système de pensée figé, il s’agit d’un dialogue vivant avec l’inconscient, d’une quête où chaque avancée ouvre de nouvelles perspectives.
Je m’interroge : dans un monde où le virtuel prend une place croissante et où les nouvelles approches psychologiques se multiplient, quelle place pour l’exploration intérieure ?
Finalement, être jungien, ce n’est peut-être pas suivre Jung mais oser explorer, avec lucidité et engagement, les territoires infinis de la psyché.
Mars 2024
En lien avec cet article : Sur l’utilisation des citations de Carl Gustav Jung
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Jean-Pierre Robert
Jean-Pierre Robert, fondateur du présent site, assure la mise en ligne des contenus. Il est le rédacteur de plusieurs articles, présentation d’ouvrages, entretiens et assure la mise en page du site.
Il a coanimé des séminaires de formation en binôme avec Chantal Armouet de 2017 à 2023.
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