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Entretien avec Bertrand Eveno

Au soleil, dans le jardin de sa maison, une ancienne imprimerie du XIIIème siècle au pied d’une église, Bertrand Eveno a accepté de répondre à quelques questions concernant la Compagnie du Livre Rouge, sa création, sa ligne éditoriale, son histoire et ses projets.

Qu’est ce qui, pour vous, a motivé la publication du Livre Rouge de C. G. Jung en français et la création des éditions La Compagnie du Livre Rouge ?

Tout commence en 2009, lors de la publication du Livre Rouge en anglais et en allemand. Par le hasard de la vie, j’étais présent au lancement à Zurich et j’ai été captivé par cette édition audacieuse : un fac-similé intégral des pages calligraphiées et ornementées du Livre Rouge, reproduisant le manuscrit original de Jung, un volume de très grande taille, in folio, c’est-à-dire un gros « pavé » médiéval d’apparence.

Devant cet objet éditorial inédit, je me suis immédiatement convaincu de la nécessité de partager cette publication avec le marché francophone, peu familier avec Jung. C’était là la motivation première. Cependant, malgré l’intérêt indéniable de l’œuvre, les grands éditeurs français ont rejeté ce projet. Il était impensable pour moi que ce livre soit édité presque partout dans le monde, et pas en France. J’ai donc pris la décision en avril 2010 d’acquérir les droits, d’investir dans la traduction et la fabrication de cet ouvrage, sur mes fonds propres.

Il fallait faire une traduction de l’allemand pour le texte de Jung et une traduction de l’anglais pour l’appareil critique et pour l’introduction de Sonu Shamdasani. J’ai donc réuni une équipe qui s’est partagé le travail et a produit le texte en français à la fin de l’année 2010. A ce moment-là, nous avons pu retravailler à la publication, faire la mise en page, travailler sur les notes, j’ai moi-même passé beaucoup de temps à cela.

Concernant le choix du nom de la maison d’édition, j’ai eu l’intuition qu’il fallait renommer la petite société de conseil que j’avais précédemment créée, en y intégrant « Le Livre Rouge ». « La Compagnie du Livre Rouge » m’a paru bien parce que cela signifiait qu’on était en compagnie de Jung et en compagnie de cet ouvrage exceptionnel.

A l’hiver 2010-2011, le vrai Livre Rouge a été exposé avec toute une série de documents autour de Jung au musée Rietberg, un musée d’art asiatique à Zurich. J’ai alors eu la conviction qu’il fallait aussi présenter cela à Paris. Après avoir contacté quelques connaissances dans le milieu de la culture, j’ai cherché un musée pour cette exposition. J’ai eu la chance que le musée Guimet se montre intéressé. Ils ont eu l’idée de faire un parallèle entre Jung et un Dalaï Lama du XVIIème siècle dont les visions avaient été peintes sur papier bleu, des choses magnifiques…

Nous avons donc eu le privilège de présenter à Paris pendant 2 mois toute l’exposition de Zurich, notamment le vrai Livre Rouge, le manuscrit, les feuilles sur parchemin, les dessins originaux, c’était vraiment passionnant ! Et c’est comme cela que l’on a lancé le Livre Rouge en version française qui s’est vendu à partir de l’automne 2011.

Pouvez-vous nous parler de votre démarche pour sa publication, des difficultés rencontrées et de son importance dans le domaine de l’édition ?

Il n’y a pas vraiment eu de difficulté puisque l’éditeur américain Norton avait choisi de contrôler toute l’édition, de maîtriser l’impression à Vérone, en Italie. Nous devions simplement lui fournir les textes, conformément à la maquette établie, ce qui a simplifié grandement les choses.

En revanche, fixer le prix de vente et convaincre les commerciaux et les libraires était un vrai défi. Car quand ils ont vu arriver « la bête », « le monstre », ils ont été un peu surpris ! Ce n’est pas un livre qui rentre facilement dans les rayonnages ! Mais j’avais trouvé comme partenaire Les Arènes/L’Iconoclaste, qui avait une force de vente, un système promotionnel et un réseau de relation avec les libraires, ce qui nous a permis de mener à bien le lancement du livre.

Bien que la presse française ait peu relayé l’information, quelques médias tels que Le Figaro et Psychologie Magazine y ont consacré plusieurs pages. La presse francophone suisse et la presse francophone belge ont également fait une très belle promotion. Ce gros dossier de presse a impressionné les libraires et le Livre Rouge a pu être vendu. Voilà toute l’histoire éditoriale de ce joli petit projet ! [rires]

Quels sont les critères de sélection des ouvrages que vous publiez ? Y a-t-il une ligne éditoriale spécifique que vous suivez ?

Après le lancement réussi du Livre Rouge, j’ai décidé de réinvestir les bénéfices dans de nouveaux projets éditoriaux. Tout en évitant de concurrencer les éditeurs jungiens français déjà établis, j’ai orienté ma ligne éditoriale autour de deux axes principaux :

  • Editer des textes inédits de Jung : dès que j’ai l’opportunité de mettre la main sur des inédits de Jung, je considère que c’est absolument essentiel de les publier.
  • Editer des suiveurs de Jung qui sont méconnus en France. Et le premier a été Erich Neumann car il n’avait rien publié en français.

Quels sont les auteurs, ouvrages majeurs, ou thèmes privilégiés que vous avez publiés et qui sont en lien avec les idées et les concepts développés par Carl Gustav Jung ?

Erich Neumann, justement, parce que c’est quelqu’un de très intéressant: allemand, juif berlinois, ayant fait des études de philosophie, médecin lui-même, il a assez vite été un disciple de Jung. Il a fui l’Allemagne à cause du nazisme et s’est installé à Tel Aviv en Israël, en Palestine à l’époque. Il y a fondé l’Ecole Jungienne en Terre d’Israël. Il y a tellement de personnes qui croient que Jung a des rapports difficiles avec le judaïsme. Neumann est la démonstration du contraire. Ce n’est pas un auteur au style facile, mais avec la collaboration de Véronique Liard qui avait participé à la traduction du Livre Rouge et qui a traduit tous ses livres, j’ai décidé d’éditer Erich Neumann :

Et puis il y a cet inédit de Jung : Correspondance, Zurich-Tel Aviv (1933-1959) – C.G. Jung – Erich Neumann. Cette correspondance est vraiment importante, parce que toutes les questions de relation entre Jung et le judaïsme sont abordées et sont traitées. Neumann avait envie de pousser Jung dans ses retranchements sur la question de son rapport avec le judaïsme. Je suis très content d’avoir publié cette correspondance.

J’ai aussi publié la biographie de C.G. Jung par Elie Humbert qui avait rencontré Jung a Zurich avant sa mort. Je trouve qu’il parle très bien de Jung, et a pour cela un grand intérêt. De plus, Elie Humbert était prêtre, il fait l’interface entre le christianisme et Jung, de même que Neumann fait l’interface avec le judaïsme. Si on trouvait des choses inédites d’Elie Humbert dans des archives, je serais prêt à les publier.

Dans les inédits de Jung, j’ai eu la chance de publier L’analyse des visions, Le séminaire de 1930-1934. Cet énorme pavé de 1500 pages est tout le travail que Jung a fait autour des visions d’une jeune américaine. Et ce texte est formidable parce qu’il est d’une grande richesse. C’est une grande étagère, où on trouve tout Jung ! Très vivant, très clair, très primesautier, très mobile, avec beaucoup d’humour ! Des débats intérieurs entre lui et le christianisme, entre lui et la philosophie, entre lui et Freud etc. C’est un texte absolument formidable comme « une corne d’abondance ». Je l’ai édité et il a été très bien reçu, il est d’ailleurs épuisé. Je pense le réimprimer car il est vraiment demandé et encore beaucoup de gens aimeraient l’avoir.

D’autre part, j’ai aussi été séduit par un auteur, psychanalyste jungien italien, sociologue et économiste, qui lui est vivant : Luigi Zoja. Donc j’ai commencé par Le Père. Et je m’apprête à publier un autre tome de Zoja: « Le déclin du désir. Parce que le monde abandonne le sexe ». Il s’agit de réflexions sur la libido occidentale, à la fois chez les hommes et chez les femmes.

J’ai eu aussi d’autre idées qui me sont venues :

Pierre Faure a écrit un bouquin magnifique sur Le Yi Jing. Le Classique des Mutations. Je l’ai édité. Il y a maintenant trois Yi King sur le marché, le jaune, le rouge et le bleu. Moi, j’ai fait le bleu ! [rires]

Et puis Christine Maillard, qui a participé à la traduction du Livre Rouge, avait fait sa thèse de doctorat sur les Sept Sermons aux Morts. Elle avait envie de la republier. Cela me paraissait très intéressant mais suite à la publication du Livre Rouge, le public en savait beaucoup plus sur ce texte. A ma demande, elle a retravaillé son écrit. Elle a refait son plan, a repris des morceaux de sa thèse et les a complétés. Cela a fait un livre qu’on a appelé Au cœur du Livre rouge, les Sept Sermons aux morts.

Comment voyez-vous l’impact de la pensée jungienne dans le paysage intellectuel contemporain ?

Il y a, à mon avis, deux paysages intellectuels : le français et le reste du monde.

Dans la plupart des pays, Jung est estimé comme un penseur important non seulement pour la psychanalyse, le travail sur l’inconscient, la psyché humaine, mais également pour la compréhension du monde contemporain. Jung a une capacité à nous aider à traiter les problèmes contemporains, à y réfléchir, car il a laissé suffisamment de traces intellectuelles vives et fécondes. Cette vitalité de la pensée de Jung est admise dans la plupart des pays.

Paradoxalement, en France, Jung est méconnu. Pourquoi ?

Il y a d’une part, la fin des jungiens de grande envergure qu’étaient par exemple Gaston Bachelard, et ses successeurs, je pense notamment à Gilbert Durand, Antoine Faivre etc. Ces gens là qui étaient plutôt côté philosophie sont maintenant partis.

Et d’autre part, côté enseignement dans les facultés de médecine, de psychologie et de philosophie, on a complètement déserté Jung. Alors que Jung était enseigné dans les années 20-30-40 et après-guerre, cela a disparu sous l’influence violemment négative d’un certain nombre de cercles freudiens qui ont résolu d’écarter Jung des positions universitaires. La bataille universitaire a été perdue par les jungiens, c’est un peu dommage, mais c’est comme ça ! Alors il faut remonter le courant et essayer de faire en sorte que les gens redeviennent un peu plus équilibrés dans leur appréciation de ce qu’est Jung dans l’histoire de la psychanalyse et de la pensée.

Pouvez-vous nous parler des défis spécifiques que vous rencontrez en tant qu’éditeur de textes spécialisés dans un domaine aussi complexe et profond que la psychologie jungienne ?

Il y a une difficulté à comprendre la pensée de Jung dans toute sa complexité. Si on la vulgarise, si on la présente de manière schématique, on peut rencontrer le personnage mais on ne va pas très loin. Par contre si on veut aller dans la profondeur de sa pensée, on tombe sur une difficulté spécifique car Jung n’a pas cherché à être clair. Il a même parfois cherché à être volontairement confus ! [rires]

On trouve plusieurs strates dans les œuvres de Jung. Il y a tout d’abord les livres qui ont été publiés de son vivant, certains sont assez compliqués et abscons. Mais, par ailleurs, il y a une autre couche : la correspondance, et une troisième : les séminaires. Là, Jung est tellement spontané qu’on saisit mieux ce qu’il veut dire et ce qu’il en est. Lorsqu’on veut essayer de bien comprendre Jung, il est nécessaire d’y passer du temps. Il faut lire des textes, admettre ses contradictions, ses variations. C’est un esprit mercuriel, c’est du vif argent, ça bouge. Parfois, ses concepts évoluent, et il le fait exprès ! Il est mobile, il est divers, il accepte la contradiction.

Or pour présenter une pensée contradictoire, on se heurte à une difficulté de l’esprit français. L’esprit français est à l’aise avec les systèmes, il adore la pensée hypothético-déductive. Mais dès que la pensée est fluide, mouvante, bergsonienne (ce sont les bergsoniens qui comprennent le mieux les jungiens), on rencontre une difficulté. Il faut en quelque sorte répudier l’esprit français, dans son schématisme, pour entrer dans Jung. Une fois qu’on le fait, on a des plaisirs et on découvre des trésors intellectuels.

En cette année 2024, de nouveaux ouvrages sont-ils en préparation ?

Nous avons déjà mentionné l’ouvrage de Luigi Zoja que je vais publier à l’automne 2024, « Le déclin du désir. Parce que le monde abandonne le sexe ».

Et puis j’ai en projet, avec Christine Maillard et Véronique Liard pour la traduction, de publier les textes de Carl Gustav Jung sur Sigmund Freud. Il y a toute une série de textes de Jung, du jeune Jung, du Jung de la maturité, après la rupture avec Freud et l’éloge funèbre de Freud, qui n’ont jamais été publiés en français. Ils sont, à mon avis, vraiment intéressants à publier pour avoir un volume entier sur ce que Jung a laissé comme traces et comme jugements sur Freud. Ce sera publié prochainement.

On est aussi en train de travailler sur la suite du séminaire des visions (1930-1934), c’est le séminaire sur le Zarathoustra de Nietzche (1934-1939). C’est aussi un livre de 1500 pages qui est dans le même esprit que le séminaire des visions. Cela sera ma grande production, mon grand projet des années à venir. Il aura, je crois, la même qualité et le même intérêt que le précédent.

Si jamais je pouvais, j’irais peut-être encore plus loin, en éditant la traduction du texte sur Saint Ignace de Loyola qui va paraître en anglais. On verra bien si je peux faire cela en plus. On ne peut pas tout faire dans la vie. D’autres le feront peut-être après…

Propos recueillis par Claire Droin – Mai 2024

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