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Jung et le protestantisme. Entretien avec Bernard Hort

Les racines protestantes de Jung sont souvent restées dans l’ombre, représentant une sorte d’angle mort pour les commentateurs. Dans Jung et le protestantisme. La face méconnue d’un pionnier, Bernard Hort montre à la fois l’apport du protestantisme à la constitution de la pensée de Jung et la manière dont, sur plusieurs points importants, celui-ci s’en est nettement distancié.

Éditeur : Labor et Fides

L’auteur répond aux questions de Mireille Rosselet-Capt, psychologue, philosophe et analyste diplômée de l’institut C. G. Jung de Zurich.

Mireille Rosselet-Capt : Jung n’était pas un théologien, et pourtant il parle beaucoup de religion et de spiritualité. Quel est le rôle de la religion dans son approche psychologique ?

Bernard Hort : Lorsque j’ai commencé à lire Jung, j’ai tout de suite été frappé par sa culture impressionnante, on peut même dire encyclopédique, dans le domaine des religions et des spiritualités. Sa maîtrise des différentes mythologies et de l’histoire des symboles est vraiment hors normes. Jung est à cet égard un auteur d’une envergure unique parmi les grands penseurs psychologiques.

Pourtant, il n’est pas un théologien et cette richesse de références ne signifie nullement qu’il ait cherché à le devenir. Jung n’a pas d’hésitation vocationnelle. Il mobilise ces données pour alimenter une étude psychologique de l’âme humaine.

À ses yeux en effet, tout homme est foncièrement religieux, si l’on entend par là non la soumission à des institutions ecclésiastiques, mais l’expérience de forces psychiques qui nous dépassent. Le processus d’individuation implique de se confronter à des dimensions archétypales, et de s’expliquer avec leur sacralité irréductible, ce qui ne va pas sans son lot de souffrances et de surprises. Ce dont s’occupe Jung, c’est de la religion comme fait antérieur à tout donné confessionnel, cette «  religion  » qui n’est justement pas une «  confession  », selon ses termes mêmes.

Voilà une position qui lui a valu bien des incompréhensions. Mais voilà surtout une position très profonde et pleine de sens. En effet, dès que l’on observe ce qui se passe en soi-même, mais aussi, par exemple, dans la politique, la publicité ou les mythologies familiales, l’on ne peut qu’être frappé par cette importance et cette universalité psychiques du sacré !

Le père de Jung était lui-même pasteur protestant. Qu’est-ce que cela a représenté pour son fils ?

Johann Paul Achilles Jung était un homme très cultivé, qui avait soutenu une thèse de doctorat sur le Cantique des Cantiques. Cependant, il était devenu pasteur pour des raisons alimentaires, ce qui fait qu’il sentait peu à l’aise dans cette situation, étant, par ailleurs, assailli de doutes récurrents. À son époque, le pasteur était l’objet de fortes attentes sociales. Dans un pays décentralisé comme la Suisse, avec beaucoup d’obstacles naturels, le protestantisme réformé contribuait au maillage du territoire, et assumait de nombreuses tâches publiques. Cela valait au pasteur un grand prestige social, mais pouvait aussi se révéler écrasant.

Dans Ma Vie, Jung rapporte que son père ne parvenait plus à enseigner certains chapitres du catéchisme, et qu’il lui avait vivement déconseillé d’étudier la théologie. Ses sentiments personnels à l’égard de son père sont la confiance et l’affection, mais aussi le chagrin, la compassion et parfois la honte. Ce ressenti douloureux du jeune Jung, probablement quelque peu amplifié par rapport à la situation réelle de son géniteur, a contribué à nourrir ses ambitions intellectuelles ultérieures.

Personnellement, je suis très sensible à cet aspect de la jeunesse de Jung. Celui-ci m’apparaît en effet comme un porte-voix inattendu, mais combien inspirant et utile, des nombreuses personnes qui ont vécu des situations comparables, et que certaines institutions ecclésiastiques ont blessées par leur fonctionnement, fût-ce de façon indirecte ou involontaire. C’est là que je vois l’une des forces d’attraction de Ma Vie. Beaucoup y trouvent un miroir de leur propre ressenti, en même temps qu’une invitation puissante à l’individuation.

La notion jungienne de « numineux » a été empruntée, au départ, à un théologien, Rudolf Otto. Pourquoi, et quelle est la signification de ce concept ?

Rudolf Otto (1869–1937) était un théologien et un historien très créatif, qui utilisait cette notion de numineux pour désigner une expérience fondamentale, commune à toutes les religions. Jung la lui reprendra, mais pour évoquer ce qui se passe, au plus profond de nous, lorsque nous faisons l’expérience d’un archétype.

Dans son best-seller Le Sacré, de 1917, Otto avait précisé ce qu’il entendait par ce concept de numineux : Une sacralité inspirant d’un côté inquiétude et effroi, et, d’un autre côté, attrait, fascination et adoration. La rencontre du numineux comporte donc toujours un aspect paradoxal.

Il y a cependant une différence notable entre l’approche d’Otto et celle de Jung. Le premier s’est intéressé au vécu numineux d’hommes d’exception, comme des prophètes et des grands mystiques. Par contre, Jung élargit foncièrement cette notion. Selon lui, chacun peut avoir des rêves singuliers, connaître des moments mystiques et faire des découvertes symboliques bouleversantes. Même si notre société les dévalorise, il est important d’apprendre à les reconnaître, à les accueillir et à s’y confronter.

Cependant, l’on ne doit pas oublier que ces expériences sont porteuses d’une charge énergétique que nous ne contrôlons pas. Les expressions archétypales ont toujours une dimension « numineuse », en ce sens qu’elles nous dépassent fondamentalement, et demeurent en excès par rapport à nos logiques conscientes. C’est pourquoi Jung insiste régulièrement sur les dangers de ces manifestations qui, si elles ne sont pas accompagnées d’un réel travail de différenciation, font qu’un archétype peut littéralement « posséder » une personne.

Quelle est votre compréhension de théologien du livre de Jung, à la fois difficile et célèbre, qu’est Réponse à Job ?

Réponse à Job paraît en 1952. À cette époque, l’Europe sort de la guerre et se trouve en état de stress posttraumatique. Et l’on craint un affrontement nucléaire Est-Ouest. Dans ce contexte, Jung propose une approche originale du problème du mal, qui n’est pas une analyse théorique comme il en existe beaucoup. C’est une confrontation qui se déroule au niveau des profondeurs de la psyché.

Or, comme Jung est exceptionnellement cultivé, une multitude de références bibliques et théologiques vont lui venir naturellement à l’esprit au cours de cette exploration. C’est ce qui nous rend la lecture de son ouvrage difficile. Mais il faut bien comprendre qu’en l’occurrence, cette érudition n’est justement pas la marque d’un intellectualisme distancié. Au contraire, elle est le signe d’une activation de l’imaginaire, d’un dialogue avec l’inconscient, d’une implication personnelle de Jung.

On remarque par ailleurs que ce livre comporte une critique de la doctrine chrétienne habituelle sur le mal. Celle-ci s’est souvent contentée de le voir comme une imperfection, une absence de bien – ou privatio boni. Or le mal possède une dimension active et dynamique. Si l’on refuse de la reconnaître et de l’affronter par un travail sur soi, il en résulte immanquablement une exacerbation des phénomènes de rivalité et de guerre. Cette constatation est manifestement plus actuelle que jamais.

Réponse à Job n’est donc pas une tentative de fonder une nouvelle religion, ni une réflexion sur l’être de Dieu. Jung y précise bien qu’il ne parle jamais de Dieu lui-même, mais seulement de son image psychique. Son propos n’en est pas moins essentiel. Ce livre est en effet porteur d’une interpellation éthique qui nous concerne de manière particulièrement criante aujourd’hui. Par ailleurs, c’est une invitation à s’ouvrir à la portée psychique des grandes images bibliques, à réfléchir à leur écho profond dans l’inconscient… ce qui est important si l’on désire aborder la Bible autrement qu’au prisme d’un fondamentalisme déshumanisant.

Quel regard Jung a-t-il porté, en tant que psychologue, sur la Réforme protestante ? Positif, négatif ou plus subtil ?

C’est plus subtil. Jung avait, à l’égard de sa propre appartenance confessionnelle, une bonne dose de recul. Dans son travail d’analyste, il avait remarqué que ses patients étaient plus souvent des protestants que des catholiques. Et il avait constaté que les prêtres catholiques étaient mieux outillés que les pasteurs pour soulager l’angoisse et la culpabilité de leurs fidèles. Ils disposaient, pour cela, de nombreux rituels éprouvés. Le pasteur, au contraire, se trouve à cet égard plus démuni. Sa religion est, dit Jung dans une phrase demeurée célèbre, un iconoclasme chronique. Le drame du protestantisme est qu’il a perdu la force éclairante des mythes et des symboles !

Cependant, ajoutera Jung, cette situation a présenté l’avantage de préparer le terrain à la psychologie analytique. En effet, cette austérité, qui met le protestant dans un état d’inquiétude et d’isolement considérables, peut aussi le conduire à entreprendre une confrontation directe avec l’inconscient. C’est d’ailleurs ce qui explique que la psychologie analytique ait reçu un accueil plus favorable et plus rapide dans les pays de tradition protestante, comme l’Allemagne, les États-Unis ou la Suisse, que dans les nations de culture catholique.

La position de Jung ne représente donc pas une allégeance naïve et « moutonnière » au protestantisme. Même s’il ne l’a pas formellement quittée, il était un membre critique de sa confession. C’est pourquoi, dans mon ouvrage, j’ai insisté pour dire qu’il serait réducteur de vouloir procéder à une « récupération » ou à une « appropriation » théologique de Jung.

C’est d’autant plus vrai que l’oeuvre de Jung est une polyphonie. Nous parlons ici d’un auteur dont la pensée a une grande puissance inclusive et interdisciplinaire ! Il est frappant de voir que les livres de Jung se trouvent bien souvent au carrefour de plusieurs civilisations, de plusieurs univers symboliques …

Pourquoi Jung a-t-il été, à la fin de sa vie, très critique envers les Eglises et les théologiens de son époque ?

Dans sa correspondance privée, le psychanalyste de Zurich faisait preuve de beaucoup de pédagogie et de bienveillance envers ses interlocuteurs, s’adaptant à chacun d’entre eux. Et, en même temps, il ne craignait pas de les appeler à de grandes remises en question lorsque c’était nécessaire. Sa correspondance avec les théologiens est à cet égard révélatrice. Elle s’est intensifiée dans les années 1950. A partir de là, ses lettres deviennent souvent très critiques.

En effet, Jung considérait que la théologie protestante de son temps n’était pas à la hauteur des acquis de la psychologie moderne. Il lui reprochait son dogmatisme, son moralisme et son historicisme. La place manque pour développer ces points un à un, mais une idée revient tout le temps : cette théologie est ignorante de la complexité de l’âme humaine, et elle tend à empêcher la possibilité même d’une véritable expérience religieuse. Elle est objectivement complice du matérialisme moderne.

Jung déplorait tout particulièrement que la figure du Christ soit devenue, pour certains théologiens de son temps, un simple objet d’étude historique. Selon lui, cela les empêchait d’y découvrir un exemple éminent d’individuation. À ses yeux en effet, le Christ avait réalisé en lui-même une véritable union psychologique des contraires !

On le voit, ces critiques sont très sévères. Mais Il faut souligner un autre point : Le grand psychanalyste a la plupart du temps exposé ces griefs par le biais de lettres. C’est-à-dire qu’il les destinait à des interlocuteurs qui lui avaient demandé son avis, et qui pouvaient donc accueillir sa pensée avec profit. Par contre, la polémique stérile n’intéresse pas Jung. Il n’est jamais dans l’amplification gratuite des clivages collectifs.

Selon vous, qu’est-ce que Jung peut apporter, aujourd’hui, dans le domaine de la spiritualité ?

Nous vivons dans une société anxiogène et de plus en plus addictive, caractérisée par le déclin des valeurs spirituelles. Dans ce contexte, le premier mérite de l’oeuvre de Jung est simplement d’exister, car elle met en question l’orientation fonctionnelle et technocratique qui est à la base de toute notre culture. Elle valorise l’expérience religieuse, les mythes et les symboles, au lieu de les considérer comme des résidus du passé. Déjà ainsi, elle manifeste l’importance de la spiritualité, alors que l’attitude opposée favorise une forme de nihilisme.

C’est ainsi par exemple qu’en ces temps de transhumanisme et d’intelligence artificielle, l’oeuvre de Jung nous suggère que nous avons une âme, et que nous ne nous réduisons pas à être des robots ou des cyborgs. Et elle nous apporte, de surcroît, une connaissance très profonde – c’est-à-dire à la fois intellectuelle et émotionnelle – de cette âme.

Par ailleurs, Jung contribue à la vie spirituelle par le pouvoir de fécondation de sa pensée. En effet, de nombreuses personnes ont trouvé dans ses livres des ressources pour approfondir leur compréhension de l’existence. Et plusieurs auteurs spirituels contemporains ont été marqués par lui. Ce furent souvent des « électrons libres », indépendants à l’égard des institutions, et affranchis d’une théologie purement cérébrale : Anselm Grün, interprète des âges de la vie, Jean Monbourquette, qui développe une profonde réflexion sur l’ombre, Annick de Souzenelle, qui, dans une perspective jungienne, relit les dix plaies d’Égypte comme les étapes cachées de toute vie intérieure.

Ces accompagnateurs, chacun aimanté par des thèmes différents, ont ouvert de nouveaux chemins. Leurs oeuvres dégagent une grande liberté de pensée et de ton, ce qui montre qu’être marqué par Jung, ce n’est pas être formaté, c’est vivre sa propre expérience des profondeurs, aller soi-même « à la découverte de son âme « .

Propos recueillis par Mireille Rosselet-Capt – Novembre 2023

Éditeur : Labor et Fides – 2023 – 232 pages – ISBN 9782830918229 – 12,7 x 20.3 x 1,8 cm

Bernard Hort

Bernard Hort s’intéresse depuis plusieurs années à la personne de Jung, à son oeuvre et à sa place dans l’histoire des idées. Docteur en théologie (Lausanne) et habilité à diriger des recherches (Strasbourg), il a été longtemps professeur à la Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles.

Mireille Rosselet-Capt

Analyste jungienne diplômée et accréditée de l’Institut C. G. Jung de Zürich, Mireille Rosselet-Capt est titulaire d’un double master en Lettres (1984) et en Psychologie (2006).

Elle a pratiqué la profession d’enseignante en psychologie avant de devenir psychologue-psychothérapeute et analyste en pratique privée. La transmission des fondements de la psychologie analytique à un public élargi lui tient à cœur.

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