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Le pouvoir du symbole

Entretien avec Mireille Rosselet-Capt à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage : Le pouvoir du Symbole, Synchronicités, archétypes et mandalas selon l’approche jungienne.

Vous indiquez que la thérapie jungienne est essentiellement basée sur l’activation de ressources inconscientes et que les symboles sont au cœur de la transformation ?

«Rester ou partir ?», «travail ou famille ?» : le symbole est particulièrement opérant lors de crises de vies impliquant une opposition de valeurs. Son surgissement opère une action résolutive au sein de conflits psychiques déchirants, marqués par la tension entre deux pôles, chacun pourvu d’une forte libido et tirant dans une direction opposée à l’autre.

Le moi se sent comme écartelé, et fait de son mieux pour endurer la tension sans en voir l’issue, lorsque surgit, souvent de manière imprévisible, un symbole, un insight intuitif, une synchronicité, une image ou un rêve qui surmonte ces opposés, ouvrant comme une troisième voie où la vie redevient possible. Cette synthèse nouvelle, ce symbole nouveau, à chaque fois original, amène un retournement de notre vision du monde.

Le pouvoir du symbole Le pouvoir du symbole
Editions Jouvence - 14,7 x 21 x 1,9 cm - 224 pages

Dans la Grèce antique, le symbolon correspond à un signe de reconnaissance. Très concrètement, il s’agit d’une pièce de céramique ou d’un tesson de poterie que les deux contractants brisent, et dont ils s’engagent à conserver chacun la moitié. Le rapprochement des deux moitiés permettait ensuite à ces personnes ou à leurs descendants de se reconnaître et de renouer les liens de l’hospitalité.

L’important, ce qui fait la spécificité du symbole à proprement parler, c’est l’instant crucial où les deux aspects auparavant disjoints sont réunifiés et remis en présence, et où l’énergie propre au symbole est remise en circulation. Ce que nous éprouvons à l’instant où les deux moitiés du symbole se réunifient est semblable à ce qui se passe lorsque nous intercalons la pièce manquante d’un puzzle exactement dans l’espace correspondant : c’est un état de profonde satisfaction. Les apports de la psychologie de la Gestalt, des neurosciences, et de la psychologie positive avec sa notion de flow, peuvent compléter ici notre compréhension de ce phénomène, qui constitue une forte motivation à expérimenter la vie symbolique dans toute sa variété.

Vous précisez le rôle central de la fonction transcendante ?

Si la fonction transcendante est d’une telle importance, c’est que, par elle, les différentes instances de notre psyché se découvrent un langage commun. Elle franchit la distance séparant le conscient de l’inconscient, les relie, et leur permet d’entrer en dialogue.

Un conflit psychique vécu par un certain individu exige une solution adaptée, «cousue main» pourrait-on dire, si bien que l’attitude la plus profitable – et celle que Jung nous recommande – est de travailler à lever la séparation entre conscient et inconscient, afin de favoriser «le passage organique» de l’une à l’autre. Le simple fait de mettre en connexion ces deux instances exerce déjà, de par lui-même, un effet thérapeutique, dans la mesure où cela inaugure un changement d’attitude chez la personne concernée.

Expérimenter la fonction transcendante, c’est vivre une forme d’expérience initiatique de mort et résurrection, qui passe souvent par beaucoup de souffrance et dont l’issue ne peut jamais être garantie. Si l’on consent à prendre au sérieux la force transformative des symboles, la validation ultime de l’interprétation de tout symbole apparu au cours d’un processus de dialogue avec l’inconscient sera d’observer si le sens ainsi découvert offre oui ou non une solution fluide à la problématique existentielle de l’individu. Alors, on pourra dire que le symbole aura été véritablement reçu et se trouve en voie d’intégration.

L’engagement à un travail commun forme une part essentielle de la synergie thérapeute-patient ?

Lorsque cette interface qu’est le symbole s’active, le passage d’énergie de la facette objective (la forme concrète) à la facette subjective (le sens) peut alors s’opérer, mais cela requiert également une certaine ouverture et disponibilité de la part de l’individu à se laisser traverser par cette action transformative.

Cette capacité d’engagement d’un patient qui se responsabilise et prend une part active à son traitement, en relation avec un thérapeute qui s’engage pour assurer son bien-être, a été modélisée par la recherche en psychologie sous le nom d’alliance thérapeutique. Les méta-analyses cherchant à dégager les facteurs de l’efficacité des psychothérapies ont abouti à la conclusion que la qualité de cette alliance de travail est ce qui prédit le mieux le succès d’une thérapie.

En d’autres termes, le facteur «relation» compte davantage que les facteurs associés au seul patient (ses caractéristiques individuelles, son tempérament), au seul thérapeute (son degré d’expérience, son style communicationnel), ou à la seule méthode de traitement (nombreuses et souvent concurrentielles en psychothérapie). Il en va de même en ce qui concerne notre relation avec le symbole qui nous est apparu : tout est dans la qualité de l’alliance thérapeutique que nous parviendrons à nouer avec lui.

Les symboles sont souvent présentés d’une manière poussiéreuse ?

Oui, et ce, paradoxalement, alors que notre époque se montre affamée de symboles ! Mais malheureusement, pour reprendre les mots de Fabrice Midal, «au cours des siècles, au lieu d’être pure et joyeuse éclosion, le symbolisme est devenu un jeu de références intellectuelles. Ainsi, nous croyons aujourd’hui qu’un symbole se comprend en ouvrant un dictionnaire et en apprenant par cœur son sens pour pouvoir le répéter». 

Je m’insurge contre cette image du psychanalyste jungien vu comme une sorte de professeur Tournesol, une encyclopédie ambulante des mythes et symboles, le détenteur de la clef des songes ou d’une liste d’interprétations imparables, à qui l’on demande de donner une réponse unilatérale à des questions plus vastes que l’humanité : «Dites-nous : Que signifie ce rêve, ce film, cette nouvelle mode ?».

La tendance simplificatrice et réductionniste de la réflexion collective, à quoi s’ajoute la contagion avec l’idéologie new age, ont mis à mal la possibilité d’une véritable compréhension organique, profonde et radicale de ce qui se joue avec le surgissement d’un symbole dans une vie.

Lorsqu’un symbole percute une existence, tout en est chamboulé ; c’est la porte ouverte à une transformation profonde – pour autant que l’on s’y adonne avec engagement, intentionnalité, et respect pour les forces en présence. Car le symbole est originairement relié à l’archétype, forme primitive d’une expérience humaine possible, face à qui, nous dit Jung, la principale question qui se pose est «de savoir si l’homme est saisi par sa plénitude ou non». 

Pour autant, se laisser inspirer par un archétype, ce n’est pas se laisser aspirer par lui – et s’identifier à un archétype peut aussi donner lieu à une forme d’«inflation psychique» dommageable.

Imaginons que, lors d’une phase de confrontation difficile dans laquelle il vous faut lutter pour assurer votre survie, par la grâce d’un rêve ou d’un symbole secourable, vous soyez soudain saisi par l’archétype du héros. C’est une chance : le motif du héros va renouveler vos forces et vous offrir l’espoir et la combativité nécessaires pour faire face à vos enjeux vitaux. Cependant, vous n’êtes pas ce héros. Vous «chevauchez» cet archétype pour un certain temps, mais il continuera sa course sans vous. Car, si l’archétype dispose d’une énergie illimitée, nous sommes juste un petit humain qui doit veiller à sa santé, poser ses limites, et assurer sa récupération.

Vous insistez sur l’éveil et la restauration d’une sensorialité corporelle ?

L’une de mes motivations à rédiger un livre sur ce thème provient du contraste entre mon propre plaisir éprouvé, à chaque fois, face au surgissement d’un symbole libre soudain venu éclairer une certaine situation de sa petite touche de génie – et la charge d’ennui érudit avec laquelle on en rend compte dans les manuels de symbologie !

La polysémie et la vitalité naturelle du symbole s’y trouvent trop souvent «aplaties» en une vision bidimensionnelle où ceci signifie simplement cela - «le lion est le symbole de l’orgueil» par exemple. Jung s’est toujours montré réticent envers le réductionnisme des arguments en «ce n’est que…» («ce n’est que psychologique» par exemple). Je souhaitais contribuer à revitaliser notre approche des symboles, et restituer un peu de sève à cette thématique.

Par la compréhension originelle de ce qu’est le symbolon des Grecs, et en faisant référence aux pratiques de guérison dès les premières nations - plus spécifiquement aux peintures de sable des rituels de guérison du peuple Dineh (Navajo) - mon intention est de restituer aux symboles la part de vie et de chair qui leur appartient.

Les médecines traditionnelles font largement usage du pouvoir des symboles, et la sensorialité y est à l’honneur. Leurs rituels psychocorporels visent à l’éveil et à la restauration d’une sensorialité vivante, pleinement rétablie dans ses multiples fonctionnalités. Il s’agit de revenir à l’expérience concrète que nous avons de ces divers éléments qui, tout à coup, se mettent à « faire symbole » pour nous.

C’est tout particulièrement vrai lorsqu’il est question de phénomènes naturels surgissant comme symboles – animaux, forces élémentaires ou expériences reliées au corps : si nous voulons opérer la connexion avec eux et les laisser nous transformer, il nous faut partir de l’expérience existentielle que nous en avons. Tous nos sens sont stimulés par la mise en contact avec le symbole.

Vous soulignez le rôle d’organisateur psychique des figures de mandalas ? 

Les mandalas, en particulier tibétains, sont une de mes sources d’intérêt depuis de nombreuses années, et Jung leur accordait une importance prépondérante, non seulement théorique mais appliquée à ses propres productions picturales.

Lors de mon stage en psychiatrie, j’ai découvert avec plaisir que le coloriage de mandalas faisait partie de l’arsenal thérapeutique de mon institution. Ces figures de centration comportent en effet une signification supérieure qui intègre la vie individuelle à l’intérieur de la vie cosmique ; elles sont porteuses d’une promesse de restauration possible de l’axe moi-Soi. Par sa géométrie bien ordonnée, le mandala joue le rôle d’une carte topographique, d’une table d’orientation qui nous permet de déchiffrer notre situation psychique, et nous aide à nous repérer dans la confusion de notre monde.

Dans ce cas, cependant, l’usage qui en était fait restait purement occupationnel, nul ne se préoccupant de chercher à comprendre la signification du choix de tel motif, de telle couleur ou de telle manière de procéder par telle personne à telle phase de sa problématique… Et pourtant, ne serait-ce que le choix d’un motif géométrique de forme ronde ou carrée produit déjà sur le dessinateur un effet différent. C’est pourquoi, j’ai complété cette présentation par une réflexions sur les formes des mandalas, et rappelé quelques «lois de la bonne forme» issues de la Gestalt.

Nous ne supportons pas l’attente et l’incertitude, vous parlez des « ravages de la solutionnite » ? 

Notre civilisation est «accro» à la rapidité et à l’efficacité, et nous voudrions que le symbole, lui aussi, survienne tout de suite en réponse à notre malaise, et qu’il soit porteur d’une signification clairement déchiffrable, transparente et linéaire.

On ne supporte pas l’attente et l’incertitude ; c’est ce que je nomme volontiers «les ravages de la solutionnite» !

Mais Jung a toujours décrit le parcours de l’individuation comme un trajet spiralé. C’est une logique de la «circumambulation autour du centre», et non de la ligne droite. Dans le domaine de la vie symbolique, nous sommes en contact avec les lois de l’inconscient, lesquelles sont profondément reliées aux rythmes de la nature, qui procèdent par cercles et par détours, et où les raccourcis nous égarent…

Nous avons besoin de renouveler notre rapport à cette source d’inspiration constante que sont les symboles, non pas pour nous évader dans un monde symbolique plus ou moins fantastique, mais pour mener au quotidien une vie symbolique.

Vous dénoncez la recherche de pouvoir dans les méthodes divinatoires ?

Comme analyste jungienne, je regrette souvent la réputation d’ésotérisme faite à notre spécialité ! Car s’il promeut fondamentalement le développement de l’intuition et l’écoute de la voix intérieure sous toutes ses formes, Jung est également très au clair sur les abus possibles des méthodes divinatoires, lorsque l’attitude du consultant est dictée par une recherche de pouvoir et non par une attitude de bienveillance.

Ce qu’il dit du Yi King s’applique aussi à toute autre méthode oraculaire : elles ne parlent qu’à qui les interroge avec respect, et leur réponse, quand elle survient, est un don et non pas un dû !

L’une des raisons pour lesquelles les interprétations à courte vue des symboles sont si insatisfaisantes, c’est que bien souvent celles-ci confondent les symboles avec de simples signes qui se borneraient à indiquer bonne ou mauvaise fortune.

Ce qui compte au contraire, c’est de nous relier, par le truchement du symbole, à l’archétype vivant qui en est le substrat - et non d’en donner une interprétation définitive, ce qui reviendrait à tuer dans l’œuf son potentiel de changement et à le figer en signe. Tout comme on ne devrait pas dire «j’ai fait un rêve», mais «un rêve m’est venu», on ne devrait pas non plus se vanter d’avoir découvert un certain symbole, mais se sentir plutôt reconnaissant d’avoir été découvert par lui.

Vous dites que l’esprit est infiniment plus vaste que le seul cerveau ?

Une partie de ma recherche concerne la question de la synchronicité, car le surgissement d’un symbole dans une vie correspond régulièrement à un moment synchronistique.

Jung accordait une grande importance à sa théorie de la synchronicité, qui n’était pas seulement pour lui une manière d’expliquer les résultats étonnants de la parapsychologie, mais une forme de loi universelle naturelle. Il distinguait une version «restreinte» de la synchronicité – s’appliquant à certains cas individuels (telle la célèbre patiente au scarabée) dans certains moments numineux – d’une version holistique qui engloberait «même les faits relevés par la physique quantique» (selon l’analyste jungien J. R. Haule). 

Dans mon précédent ouvrage sur les rêves et l’intuition, j’ai présenté en détail des recherches psychologiques contemporaines sur l’intuition que je résume ici, et qui démontrent que notre système psychophysiologique répond aux stimuli appréhendés de manière intuitive de la même façon qu’il le fait pour des stimuli actuellement présents.

Notre capacité d’attention est capable de s’étendre au-delà du moment présent, si bien que notre système nerveux autonome «répond» déjà par avance à des événements qui ne sont pas encore survenus, mais qu’il anticipe pour mieux s’y préparer. Mais pour le comprendre, il faut accepter l’idée que l’esprit est infiniment plus vaste que le seul cerveau. En fait, pour l’activité de l’esprit, le cerveau constitue un terrain d’atterrissage plutôt qu’un domicile !

Vous concluez que dans un monde de plus en plus normé et chiffré, nous avons besoin de réenchanter la vie ? 

Oui, et là se trouve certainement la source de notre fascination contemporaine pour les symboles. Nous devons sentir obscurément qu’ils pointent «plus loin» et «plus haut» que ce que nous en comprenons.

Le libre jeu créatif avec les symboles permet une danse à la fois inspirante et légère avec la vie. Sous cet aspect, les cultures chamaniques diagnostiqueraient volontiers, pour nos sociétés, une «perte d’âme» généralisée, un assèchement du côté «juteux» de l’existence et un appauvrissement de nos capacités d’émerveillement, auxquels un rapport vivant avec le symbole vient porter remède.

Jung se référait à son expérience vécue en Inde, avec son sens du rituel et du sacré vécu au quotidien, pour indiquer ce qui nous manque : «Seule la vie symbolique permet aux besoins de l’âme de s’exprimer – je veux parler des besoins quotidiens de l’âme – et comme les gens ne possèdent rien de tel, ils ne peuvent jamais s’échapper de cette galère, de cette vie épuisante et terrifiante de banalité».

En expérimentant les moments symboliques de l’existence, il nous vient une forme de satisfaction profonde, avec le sentiment que «cela a du sens». Même effrayant, même fascinant, même incompréhensible, un symbole est une expérience de révélation de sens au cœur de la vie ordinaire, et c’est cela qui le rend si précieux. En définitive, mener une vie symbolique, demeurer à l’écoute des rêves, des synchronicités et de leurs symboles, c’est ressentir le grand privilège d’avoir une vie intime, et d’être le porteur, dans un monde contrôlé de toutes parts, d’une forme de secret.

Propos recueillis par Jean-Pierre Robert, décembre 2019.

Mireille Rosselet-CaptMireille Rosselet-Capt

Analyste jungienne diplômée et accréditée de l’Institut C. G. Jung de Zürich, Mireille Rosselet-Capt est titulaire d’un double master en Lettres (1984) et en Psychologie (2006).

Elle a pratiqué la profession d’enseignante en psychologie avant de devenir psychologue-psychothérapeute et analyste en pratique privée. La transmission des fondements de la psychologie analytique à un public élargi lui tient à cœur.

Présentation de ses ouvrages

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