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Correspondance C.G. Jung – Père Victor White

Présentation de la correspondance entre C. G. Jung et le père Victor White par Nathalie Pilard, traductrice de l’ouvrage et spécialiste des religions. Ce livre a été édité chez Georg.

Quinze années d’échanges (1945-1960)

Il est impossible de résumer quinze années d’échanges entre deux hommes sans prendre le parti d’éclairer un aspect ou un autre de la correspondance. La position est ici prise de n’évoquer que ce qui fâcha les deux hommes, au moins durablement, à savoir l’affaire Réponse à Job. On prend aussi ici clairement le parti de Jung dans une visée psychologique. Un point de vue strictement théologique nous ferait prendre le parti de White. 

 

Certains ouvrages, soit récemment publiés, soit encore en travail de publication, apportent de nouvelles perspectives aux idées de Jung, et on peut tenter par ce prisme d’aborder l’échange Jung – White au moment de la crise de la publication par Jung de Réponse à Job.

En 1923, dans les Conférences non encore publiées de Poltzeath sur « la technique analytique et les effets psychologiques et historiques du christianisme »,[1] Jung évoque l’histoire du christianisme en désignant la religion comme un « feu » à l’intérieur et une « forme » à l’extérieur. Lorsque les conditions humaines, dit-il, changent, la forme religieuse doit changer afin d’entretenir le feu.

Ce défi majeur est au cœur de sa correspondance avec le père White. Mais quand l’un, Jung, s’intéresse au feu au mépris de la forme, l’autre, le père White, se soucie de la forme au mépris du feu.

La religion comme « feu » à l’intérieur

Sans plus tarder, attachons-nous au malentendu de Job. En 1952, Jung publie Réponse à Job afin de décrire l’origine et le destin de l’archétype divin occidental à travers le mythe biblique. Selon lui, un tournant fondamental s’opère avec Job. Job, selon Jung, est pour Dieu une porte au sens où, comme il l’écrit dans les Sermons aux Morts, « L’homme est la grande porte par laquelle, venant du monde extérieur des dieux, des démons et des âmes, vous pénétrez dans le monde intérieur. »[2]

En ce sens, Job précède le Christ, lui-même « prototype transféré dans l’esprit saint », au plus près de l’homme. Henry Corbin évoque ici ce qu’il appelle la « sophiologie jungienne »[3] où l’homme est fils de Sophia, la Sagesse, conscient d’avoir Dieu en lui (ce qu’il nomme à Jaffé « l’incarnation »)[4] sans l’être (sans inflation), et conscient de devoir seul créer son destin, « engendr[ant] son propre univers, ou l’engloutiss[ant] ».[5]

Car c’est bien la solitude existentielle de l’homme au sortir de la guerre qui taraude Jung le psychologue qui ne s’improvise pas théologien comme le croit White, qui va le critiquer en tant que tel et lui donner des leçons de bibliologie élémentaire.

Avec cet épisode crucial, se jouent les attentes réelles et profondes des deux hommes, attentes tues peut-être, mais qui ont motivées l’urgence de leur amitié, amitié devenue par ailleurs solide et belle.

Jung ne cherche pas un père en White qui lui dirait « c’est bien, mon fils ». Si l’on doit reprendre le lexique religieux, alors Jung cherche davantage une personne susceptible de baptiser son idée, son livre, de reconnaître sa naissance au monde. Il le cherche partout, chez une pasteure (le genre n’a donc pas d’importance ici), chez des prêtres et va la trouver, de manière inattendue chez Henry Corbin, qui saisit immédiatement la visée jungienne et son intuition.

Jung ne gère avec White aucun rapport au père mais tente, comme l’analyse finement Viviane Thibaudier, de gérer un rapport au Père, lourd héritage transgénérationnel de dix pasteurs successifs dans sa famille, dont son père.[6]

On sait le lien direct qu’exige la foi protestante avec Dieu. Jung sait aussi que la religion personnelle du solitaire doit concorder avec la grande religion. C’est ce que voit Corbin en lui citant Schleiermacher pour qui « l’homme dont une intuition personnelle centrale permet à tout l’édifice religieux de se rapporter à ce centre ».[7] « Schleiermacher a baptisé mon grand-père »[8] lui répond Jung.

Alors comment résoudre l’équation serrée qui va sauver et l’homme et la religion. Sans mentir. Sans se mentir. Car si le génie de Schleiermacher compte pour Jung, celui de Nietzsche, dont les pas résonnent encore dans Bâle au moment où Jung y fait ses études, n’est pas moins prégnant quand il affirme que Dieu est mort.

La réponse à Job n’est pas, comme l’affirme White, une réponse à un Jung-Job qui se victimise, mais à une humanité qui a vécu deux guerres mondiales et l’effondrement du christianisme, la prise au sérieux d’un problème que l’église tente d’ignorer. Un Dieu ressuscité en chaque humain, bien au-delà certes de l’imitatio dei catholique, c’est une image possible d’une religion accordée avec les temps scientifiques. Et peu importe à Jung si l’épisode de Job du mythe est raté.

La religion comme « forme » à l’extérieur

Du côté de White, l’attente secrète du dominicain qui a connu des épisodes de perte de foi et est allé consulter à ce propos un analyste jungien à Londres, est de devenir jungien, et pourquoi pas, analyste jungien. Si aujourd’hui devenir psychanalyste jungien est codifié et un vrai parcours du combattant, à l’époque les règles sont plus floues et White est témoin de lettres de soutien de Jung à de jeunes analystes plus en rapport avec les conséquences de la guerre qu’avec la psychologie.

Lui-même est prêtre, il recueille les témoignages de la souffrance, et discute de la théorie jungienne avec Jung lui-même. Il est privilégié, fait partie, dès le départ, du cercle des intimes de Jung. Lorsqu’il se rend aux Etats-Unis, il vit la chose comme une tournée triomphante de la cause (jungienne) et ne boude pas son plaisir.

On sait que sa critique de Réponse à Job est une des plus virulentes, il ira même jusqu’à écrire cette phrase, ensuite supprimée de la publication « il n’est pas surprenant que certains des amis de Jung, jaloux de l’honneur qu’il reçoit pour son grand âge, et soucieux de la réputation et du futur de son école, ont regretté la publication de ce document ».[9]

On apprécie ici tout à la fois la projection, la méchanceté et le manque d’intuition de la part de White. Jung appréciait White pour son expertise et son intelligence de théologien, la correspondance le montre bien, mais White n’entendait rien à l’ambition, à l’intuition de l’avenir jungien, confondues avec sa « réputation » pour laquelle il est le seul à trembler.

Au-delà de son aspect personnel, la critique de White est assez intéressante. Mélangeant exégèse classique et interprétation jungienne, il fait d’Elihu, le protagoniste intuitif capable de réunir Dieu et Job et de ramener ce dernier à l’humilité nécessaire. Mais l’analyse de White, au cœur du Livre de Job, s’intéresse au récit sans mentionner le Prologue.

Jung, lui, imitant la théologie du process ou de l’alliance, lie certains Livres de l’Ancien comme du Nouveau Testament entre eux et ne s’intéresse au Livre de Job que pour son Prologue problématique du dialogue entre Dieu et le diable.

Pour les catholiques, le mal existe. Il est la cause du pardon, de l’espoir, de la religion même et de sa pratique, nous dit White. Mais le problème de Jung, c’est l’essence du mal, son origine. Là est sa confrontation avec le Père. Et White, pas plus qu’un autre (religieux), ne lui est d’aucun secours.

Alors que White a peur pour le futur de l’école jungienne avec cette publication, Jung écrit lui que s’il ne devait conserver qu’un seul de ses (très nombreux) ouvrages, il ne garderait que Réponse à Job. Pourquoi donc ? Je ne crois pas qu’il faille voir là un quelconque attachement au livre mais, comme souvent avec Jung, une intuition.

Peut-être peut-on lire dans la description du mal humain de la Réponse à Job ressentant le vide contextuel d’après-guerre celle, devenue permanente, de l’individu d’aujourd’hui (où la dépression – le manque fondamental de sens – touche presque 20% de la population mondiale et où le suicide fait plus de morts que les guerres et les homicides réunis).

Peut-être parce qu’est inscrit dans ce livre que le but est de trouver, au-delà de toute religion, le divin en soi. Avant Réponse à Job, on pouvait dire que le but de la psychologie jungienne était, avec tout le dispositif théorique nécessaire, l’individuation.

Après Réponse à Job et après Jung, et aujourd’hui, l’héritage jungien est de trouver le divin en soi. De nombreux Jungiens, au religieux décomplexé par les temps modernes, l’ont compris et l’appliquent. D’autres encore doivent traduire cette intuition à leurs patients avec des termes laïques (individuation, équilibre et création entre réalité et mythe personnel, Soi et fonction transcendante). Tous, en tout cas, ont hérité de cette exigence, de cette « réponse » possible au désarroi contemporain.

Nathalie Pilard

Éditeur : Georg – 2023 – 496 pages – ISBN 9782825713150 – 14 x 21 x 3,5 cm

Notes

  1. Jung’s Unpublished Lectures at Polzeath on the Technique of Analysis and the Historical and Psychological Effects of Christianity (1923), edited by Christopher Wagner, Philemon Foundation, London, in progress.
  2. Jung, C. G., Livre Rouge, L’Iconoclaste, 2012, p. 595.
  3. Postface de Henry Corbin dans Jung, C. G., Réponse à Job, Buchet-Chastel, 1964, page 251.
  4. Les conversations entre Jung et Jaffé pour écrire son autobiographie ont été sélectionnées. Elles ont récemment été publiées dans leur intégralité et traduites en anglais sous le titre Jaffé, A., Jung, C. G., Reflections on the Life and Dreams of C. G. Jung, Daimon Verlag, 2023. Page 190, Jung évoque l’incarnation, le 10 novembre 1956, période où Jung et White sont en froid, Jung écrit : « God’s will occurs through me » « C’est à travers moi [humain] que la volonté de Dieu opère ».
  5. Cf note 2, p. 595.
  6. Viviane Thibaudier (2023), Au nom du père, conférence accessible en podcast sur le site de l’association Marie-Louise von Franz & Carl Gustav Jung
  7. Cf note 3, p. 253.
  8. Cf note 3, p. 257.
  9. Jung, C. G. – White, V., Correspondance 1945 – 1960, ed. A. C. Lammers, A. Cunningham, Georg, 2023, p. 38.

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Nathalie Pilard

Nathalie Pilard est une chercheuse indépendante française. Elle a obtenu son doctorat en sciences religieuses à l’université d’Aberdeen en Ecosse où elle a aussi enseigné avant de rejoindre l’université de Kent pour enseigner la psychologie de la religion.

Elle vit aujourd’hui à Marseille où elle traduit l’œuvre de Jung, écrit de la fiction et peint quand la lumière est belle.


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