Dans cette conversation à haute densité, les questions, en appui discret, de Rachel Huber ouvrent l’espace pour la pensée de Bertrand de la Vaissière autour de son dernier opus, Jung, l’Œuvre au noir et le Christ rouge.
Le fil se tend depuis la confrontation au chaos jusqu’à l’autonomie de l’inconscient, il traverse l’imagination active, le sacrifice du héros, les pièges de l’inflation, la question du mal et la portée politique des idées, tout en accordant une place sensible au vécu du sens. À la croisée du cabinet et de l’athanor, se dessine une clinique alchimique qui accueille les visions comme des réalités opérantes et propose des repères exigeants pour une révolution à la fois thérapeutique et spirituelle.

On doit notamment à Bertrand de la Vaissière deux ouvrages de psychothérapie analytique : Le travail des rêves en psychothérapie analytique jungienne paru en 2013, ainsi que Les énergies du mal en psychothérapie analytique jungienne en 2016. Deux jalons qui balisent un chemin de feu et de discernement, insistant sur la traversée de l’ombre et l’épreuve de la nigredo. Cette quête ardente d’une psychologie qui honore la radicalité de la transformation le conduit naturellement à explorer l’expérience la plus fondamentale de Jung.
Dans son dernier opus, Jung, l’Œuvre au noir et le Christ rouge. Le Livre rouge, révolution thérapeutique et spirituelle ? Il se penche sur le Livre Rouge pour mettre en lumière comment la rencontre du « Chaos » est une des conditions nécessaires à l’émergence du Soi et à la pleine réalisation du « Christ Rouge » : la totalité psychique et spirituelle qui émerge d’une psyché ayant vaincu la désintégration et accompli l’individuation ; si tant est qu’elle s’achève un jour…
Il s’agit d’un retour à la source même de la psychologie analytique pour en dégager l’héritage le plus radical et le plus transformateur.
Le contexte
Le Livre Rouge est le récit d’une rencontre et d’un désir. La rencontre d’un homme avec la profondeur de son âme et le désir de marcher vers sa totalité. La totalité de l’homme futur [Pour reprendre le titre des émissions de radio des années 1970 de Bernard Latour, consacrées à l’œuvre de Jung], nomme l’horizon du devenir que Jung souhaitait pour notre humanité.
Né de la rupture avec Freud à l’automne 1913 et de la « confrontation à l’inconscient » qui s’ouvre alors, le chantier du Livre Rouge se déploie en deux temps. Jung note d’abord visions, rêves et scènes intérieures dans ses Cahiers noirs, carnets tenus de 1913 à 1932. Les sections centrales du futur manuscrit s’appuient surtout sur les entrées des années 1913 à 1916, puis il transpose cette matière dans un grand volume calligraphié et enluminé, le Liber Novus, dont l’élaboration s’étire de 1914 jusque dans les années 1930. Ce journal intime est rendu public en fac-similé en 2009.
Ce que nous appelons l’Œuvre au noir trouve ici sa scène originelle. Nigredo du XXᵉ siècle, elle oblige à reconnaître l’ombre, à consentir à la désorientation, à traverser les contradictions jusqu’à la naissance d’un centre plus vaste que le moi. Dans cette nuit de l’âme, Jung découvre le Soi comme principe d’unification et fonction religieuse de la psyché. Cette naissance du divin au cœur de l’âme, loin de toute référence dogmatique, se donne ici à voir dans l’expérience symbolique, par l’imagination active et la fidélité aux images qui se présentent.
En 1951, avec Aïon, Jung quitte le laboratoire intime du Livre Rouge, et propose une formulation publique et mûrie de cette expérience. Le vécu du Livre Rouge s’y traduit dans une langue transmissible, des concepts opératoires et une véritable cartographie des tensions de l’âme. Jung y situe la phénoménologie du Soi dans l’histoire longue des symboles, travaille la figure du Christ comme image régulatrice de la totalité et pense la dialectique Christ et Antéchrist dans l’aïon des Poissons.
En 2025, soixante-quatorze ans plus tard, Bertrand de la Vaissière déploie ce trajet en un troisième degré d’élaboration avec Jung, l’Œuvre au noir et le Christ rouge. Le Livre Rouge, révolution thérapeutique et spirituelle ? Par une profonde méditation, selon ses termes, qui soutient une véritable exégèse du Livre Rouge, il effectue sa propre traversée intérieure et en restitue une réflexion analytique à travers laquelle il met en lumière l’autonomie du travail de l’inconscient, l’ascèse de la nigredo, la nécessité de « se positionner » pour ne pas se laisser posséder par les idées et les images, l’usage ajusté des rêves et de l’imagination active, et la critique des inflations et le sacrifice du héros comme conditions d’une transformation réelle.
Ce faisant, et à l’aide de quelques courtes illustrations cliniques, il montre comment l’héritage jungien peut aujourd’hui soutenir un art de la relation, capable de tenir la tension des contraires et d’honorer la dimension religieuse de la psyché, c’est-à-dire ce qui relie, oriente et rectifie. Son propos assume donc explicitement la double thèse annoncée par le sous-titre : révolution thérapeutique et spirituelle. Il en propose des repères concrets pour la pratique, prolongeant ainsi l’athanor du Livre Rouge et la carte d’Aïon par un itinéraire pour l’âme contemporaine.
Discussion avec Bertrand de la Vaissière
Rachel Huber : Vous décrivez votre travail sur le Livre Rouge comme une méditation personnelle qui vous a plongé dans un chaos extravagant. Pouvez-vous nous parler de cette confrontation et de ses effets sur la structure de votre livre ?
Bertrand de la Vaissière : Alors, ce que j’ai écrit, c’est une méditation personnelle sur le Livre Rouge. Vous me faites beaucoup d’honneur en parlant d’exégèse, mais c’est une méditation personnelle. Cela m’a plongé dans un chaos extravagant pendant des semaines et des mois ; je ne dirais pas des années.
D’abord, c’est un livre complexe. C’est un livre très difficile, donc il faut y passer du temps. Il y a des choses auxquelles on ne comprend rien. J’ai eu plusieurs plans successifs de mon livre. J’ai présenté d’ailleurs des versions franchement mauvaises à des éditeurs qui n’en ont pas voulu. Ils ont eu bien raison. Et puis, bon, cela a fini par trouver une forme. Mais j’avais du mal avec les citations. J’avais du mal avec l’ordonnancement des chapitres. Je crois que jamais je n’aurai autant de difficultés à écrire un livre que celui-là. C’était un énorme morceau.
En fait, c’est comme si, en plongeant dans un livre qui parle du chaos, cela m’avait mis moi-même dans le chaos.
Que nommez-vous « méditation » dans votre lecture du Livre Rouge ?
Je dis que c’est une méditation sur le Livre Rouge, mais je prends « méditation » au sens où l’on se concentre sur un rêve, par exemple, ou sur la restitution des visions que Jung donne dans le Livre Rouge. On se concentre dessus jusqu’à ce qu’émerge… quelque chose. C’est un peu comme, en séance de thérapie, quand vous échangez sur des rêves : vous interprétez le rêve que le patient a eu la grâce de porter. Il faut commencer par ne rien comprendre, par se concentrer sur l’image jusqu’à ce qu’une lumière, une vapeur monte. C’est cela, la méditation.
Cela concerne évidemment les deux partenaires. C’est une forme de méditation : ce n’est pas la méditation sans images du zen ; ce n’est pas une méditation énergétique comme celle sur l’arbre des Séphiroth de la Kabbale ; ce n’est pas non plus une méditation organisée avec des images imposées, comme dans les exercices spirituels d’Ignace de Loyola dont j’ai fréquenté les collèges.
En quoi Le Livre Rouge amorce-t-il cette révolution thérapeutique ?
Est-ce que le Livre Rouge amorce une révolution thérapeutique ? Alors là, je répondrais : oui, oui. Il transgresse, il outrepasse, il dépasse la psychanalyse de son temps, bien évidemment. Alors oui, il constitue une révolution thérapeutique, et cela, on le retrouvera dans toute l’œuvre de Jung. Parce qu’il met l’accent sur l’imagination active d’abord. Et sur les rêves, bien sûr, mais qu’il met l’accent sur les rêves d’une façon différente de celle de Freud.
Le point principal, dans ce chapitre « Révolution thérapeutique », c’est que l’inconscient est autonome, souverainement autonome. On va tenir le plus grand compte du travail qui se fait en nous. Pas seulement de celui que nous faisons, si nous nous accordons au processus inconscient. Cela, Jung le dit assez clairement dans le Livre Rouge. Lorsqu’il parle de la magie. L’inconscient… il y a une magie. Mais c’est un modèle clinique d’aujourd’hui, bien sûr. La magie, c’est ce qu’on ne comprend pas ou pas encore. C’est ce qui résiste à la rationalité. Et bien souvent, en thérapie, on constate : ça bouge, et on ne sait pas exactement comment et pourquoi. Mais évidemment on doit en tenir compte et on peut en profiter. Dans l’alliance plus ou moins conscient inconscient il se passe des choses.
Et du point de vue spirituel ?
Est-ce qu’il constitue une révolution spirituelle en Occident dans son rapport au christianisme, évidemment ? La réponse est oui et non. Quand on connaît bien le christianisme, on peut dire oui et non. Bon. On sait très bien quelles sont les failles du christianisme : le statut de la matière, et justement la question du mal, qui n’est pas très bien traitée. Mais l’intégralité du Livre Rouge n’est pas forcément une révolution spirituelle, parce que la virginité, ou la naïveté qui conquiert l’âme, comme Jung l’énonce, par exemple… La virginité, c’est être capable d’accueillir ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on ne sait pas, ce qui nous dépasse.
Doit-on lire Le Livre Rouge comme l’Œuvre au noir de Carl Gustav Jung ?
Est-ce que ce n’est ni plus ni moins que l’Œuvre au noir de Jung, que son auto-analyse ? En tout cas son témoignage nous engage aussi, et d’abord, et c’est le moins agréable, à rencontrer le chaos. Il nous engage à accepter d’être brassés par l’inconscient, d’être parfois désarçonnés, presque détruits. Eh bien, il en va de même dans notre économie psychique. Dans notre économie personnelle, dans notre cheminement, nous vivons des destructions créatrices. C’est pour cela que j’ai appelé mon livre Jung, l’Œuvre au noir et le Christ rouge. Jung a pleinement vécu l’Œuvre au noir. L’enfer, dit-il, c’est tout ce dont vous ne voulez pas.
Pourquoi Le Livre Rouge exige-t-il de sacrifier le héros, de sortir de l’hybris ?
La rencontre consciente avec l’inconscient nous met aux prises avec nos passions, qui deviennent contestables et suscite des bouleversements. Et là, Jung se distingue radicalement de la doxa courante, surtout dans le Livre Rouge, car il taille en pièces l’altruisme. Il taille en pièces l’attitude oblative : J’offre ma vie, je me donne pour la nation, etc. Il taille en pièces cet altruisme qui nous détourne de nous-mêmes. Il dit chacun doit commencer par s’occuper de soi et ne pas venir en aide à ceux qui n’ont rien demandé. Et il ajoute qu’en vérité, le Christ ne nous a pas sauvés : il a montré une voie. Et chacun doit l’emprunter. Vous devez être des Christs, dit-il. Oui, absolument. C’est un motif majeur du Livre Rouge.
Nous devons sacrifier le héros et faire l’expérience du non-pouvoir. Jung dit dans le Livre Rouge, en contestant ou en nuançant Nietzsche, que nous n’avons plus besoin de quelque chose qui nous grandisse, mais de quelque chose qui nous diminue. Pour la plupart d’entre nous, aujourd’hui, il s’agit de sortir de l’hybris. Il s’agit de lâcher la prétention, l’orgueil, et c’est très chrétien, au fond.
En quoi Le Livre Rouge peut-il servir de livre guide pour jauger la pertinence des discours politiques ?
Les idées vont et viennent à leur guise et nous possèdent. Jung s’intéressait peu à la politique politicienne, mais beaucoup à l’homme comme être politique et à sa responsabilité. D’ailleurs, ce serait très intéressant de faire des rapprochements entre ce qu’il dit en tâtonnant dans ses commentaires, ses dialogues avec son âme, et puis les courants philosophiques de son époque. Bon. Je suis en train de lire Hannah Arendt en ce moment et je me rends compte qu’il y a des passerelles possibles. Oui.
Je ne dirais pas la même chose en travaillant… Heidegger et Jung, parce qu’il ne faut pas exagérer. L’un souligne le primat de la conscience, alors que l’autre nous dit bien que cette conscience, si elle ne s’arrime pas à l’inconscient, eh bien, cela ne va pas. Donc, on peut raccorder le Livre Rouge à bien des choses : on peut en faire une lecture orientée par la connaissance des philosophies orientales ; on peut le lire à la lumière des courants philosophiques qui se développaient en Allemagne à l’époque où Jung écrivait.
Bien sûr, à Nietzsche ; mais encore que… Nietzsche, lui, a dépeint des horizons qui chantent, et lui… eh bien, il a très mal fini. Parce qu’il lui manquait un confesseur. Disons : il n’était pas vérifié par quelqu’un d’autre. Et il est mort de cela. Il a dit des choses géniales, mais il lui manquait quelqu’un pour le vérifier. Et puis, il lui manquait la chair, lui qui l’avait tant fantasmée ou célébrée dans ses écrits, elle lui manquait.
Vous travaillez de longue date la question du mal, comment la posez-vous cliniquement ?
Oui, j’ai toujours eu envie d’écrire sur le problème du mal. J’ai écrit Les énergies du mal. Peut-être que je suis particulièrement sensible à ce qui ne va pas très bien, à notre époque et de tout temps. Et puis : comment se fait-il, alors que le christianisme a débuté il y a quelques dizaines de siècles, comment se fait-il qu’on en soit toujours là ? Ce n’est pas tant l’existence de ce que l’homme appelle le mal, à savoir la maladie, la mort, les accidents, etc. Cela, à la rigueur, on peut nuancer le fait qu’on appelle ça le mal. L’homme est un être né pour mourir. C’est comme ça.
Mais c’est le mal que l’on fait qui pose problème. Moi, c’est la question morale que je me pose. Comment se fait-il qu’on soit débordé à ce point par nos passions ? C’est évidemment le champ de la psychopathologie courante mais cela la déborde aussi. On peut poser la question autrement, et donc : comment pourrait-on diminuer le mal que l’on fait, voire accepter une partie du mal que l’on fait ? Ou pire, que l’on doit faire ?
Y a-t-il une réponse clinique, dans Le Livre Rouge, à ce débordement des passions ?
Oui. La réponse, elle est vraiment dans le Livre Rouge. Il faut se positionner. Il faut se positionner et ne pas se laisser posséder par des idées, par des images. Mais… Jung, je dirais, reprend la théorie des passions de l’âme et il approfondit le travail. Il nous donne des modes d’emploi concrets et efficaces si on les met en œuvre. Autrement dit, se positionner, chez Jung, c’est apprendre à tenir sa place devant les images, laisser l’inconscient travailler selon son tempo, engager l’imagination active à partir de l’affect, dialoguer pied à pied avec les figures, sans éviction, sacrifier le héros pour prévenir l’inflation, et vérifier que le sens se donne comme un éprouvé dans les quatre fonctions. Vaste programme.
Aïon et Réponse à Job engagent une révision de l’imago Dei. Est-ce l’épreuve la plus exigeante de l’individuation ?
Il faut se méfier des dieux. L’homme doit s’arrêter devant Dieu, et Dieu doit s’arrêter devant l’homme. Jung insiste sur le fait que, par la relation au Soi, on se rapproche de Dieu ; mais que le Soi (en tout cas celui de chacun) n’est pas Dieu, et qu’il faut donc séparer le Soi de Dieu. Autrement dit : s’abandonner à une toute-puissance reviendrait à cultiver une toute-puissance.
Est-ce que Jung parle de Dieu ou est-ce qu’il parle de l’image que les hommes se font de Dieu ? Une partie de la réponse se trouve dans le Livre Rouge : l’homme a un devoir de conscience. Il ne peut accueillir cette conscience qu’en se reliant à une profondeur, et, disons-le, à une transcendance. Mais il a la mission de rendre Dieu conscient. C’est cela qui est terriblement compliqué. On trouve déjà dans le Livre Rouge l’hypothèse que Jung reprendra dans Réponse à Job : celle de l’inconscience de Dieu. Et la conscience, cette capacité de ne pas subir un déploiement aveugle… et éventuellement de l’organiser, c’est l’homme qui doit l’acquérir ou la développer. Et il semblerait que ce soit ainsi la correction du désir de Dieu.
On peut dire aussi que l’homme créature finie n’est pas responsable de sa finitude, Jung reprend la thèse de Kant. Pour lui c’est (aussi ?) à l’intérieur de la divinité que se situe le conflit entre le bien et le mal. Il faudrait peut-être dire que le Soi, ce n’est pas seulement un être de lumière, ce n’est pas une expérience lumineuse. Cela peut être une expérience fulgurante, quelque chose qui nous frappe, qui nous arrête, qui nous stupéfie, qui nous émerveille… ou qui nous terrifie. Le tremendum, et le fascinosum, oui.
Pour vous, le sens n’est pas d’abord une direction intellectuelle. Comment le définir ?
Le sens. C’est le sens. Le sens est également un sentiment ou une sensation d’ordre physique. On sent le paysage. Et le sens n’est pas seulement la direction. C’est un éprouvé. Le sens, c’est quand vous faites bien l’amour avec quelqu’un que vous aimez. Là, vous faites l’expérience du sens. Le sens, c’est quand vous êtes ému aux larmes parce que vous écoutez la Passion selon saint Matthieu. Oui. Le sens, c’est un tout. Ce n’est pas seulement la compréhension : le sens embrasse les quatre fonctions de la conscience, pour reprendre Jung.
Vous insistez sur la nécessité de l’humilité face aux contenus puissants de l’inconscient. Quel est le piège psychique qui guette la conscience lorsque celle-ci reçoit une révélation ou une idée puissante, mais refuse d’opérer la transformation qu’elle exige ?
Vous savez… quand vous vous vantez d’avoir un beau rêve et que vous n’en faites rien, c’est déjà une inflation. L’inflation, c’est quand une idée géniale s’empare de vous et que vous n’en faites rien. L’inflation, c’est quand vous êtes émerveillé par un spectacle et que cela ne vous change pas. L’inflation, c’est quand vous vous prenez pour plus que ce que vous êtes. Mais l’inflation, c’est aussi quand vous vous prenez pour moins que ce que vous êtes : c’est un phénomène de possession.
L’inflation, c’est ne pas accepter de n’être rien. L’inflation, c’est quand on met en acte quelque chose sans médiation. L’expérience que j’ai de l’inflation… La connaissance de la psychologie analytique nous donne beaucoup de puissance, un sentiment de savoir. Et on finit par se dire que les autres en sont restés à une conscience misérable. Eh bien, ça, c’est de l’inflation.
Dans Mysterium conjunctionis, bien après le Livre Rouge, Jung soulignera qu’il existe aussi une concupiscence de l’esprit. On peut jouir excessivement du savoir. On peut aussi, on le sait bien, écraser les autres avec.
L’inflation peut gâter tout thérapeute, homme ou femme. D’où la nécessité des supervisions et de la poursuite du travail personnel. Le meilleur antidote à l’inflation, c’est la présence de l’ombre : l’ombre personnelle, mais aussi l’ombre de la divinité, l’ombre de la toute-puissance. Celle-ci vous atteint toujours si vous vous identifiez à la divinité. Ce qui est une pente ordinaire et fatale qui vous conduit vers le dogmatisme, l’intolérance et le fanatisme. On se demande pourquoi les différentes écoles thérapeutiques ont pu s’étriper… Les Pères de l’Église lors de leurs conciles n’étaient pas en reste.
Face à un blocage, un sentiment d’impasse ou un affect puissant, quelle est la méthode que vous conseillez pour amorcer un dialogue avec ce que vous appelez « la forme initiale de l’intelligence », et quelles en sont les étapes principales ?
Alors l’imagination active. En précisant bien qu’on ne propose pas d’image inductrice. Cela vient tout seul. On peut partir d’une image de rêve, ou, moi je le conseille, d’un affect. Quand vous êtes en panne, quand vous ne comprenez rien, quand vous êtes dans un enlisement, dans une impasse… eh bien, vous pouvez partir de cet affect et lui demander de parler, de se représenter. C’est la forme initiale de l’intelligence, la plus primitive de l’esprit, nous dit Jung dans le Livre Rouge.
Et il nous y donne des leçons d’imagination active, il en offre plusieurs. On peut également dire que c’est une forme de prière, l’imagination active. Bon. Et cela devrait nous inviter à en faire davantage. Mais c’est extraordinairement difficile : l’imagination active demande d’abandonner toute préoccupation. Il faut se désintéresser du budget, du projet de week-end, des articles de loi, des distractions pascaliennes… Il faut sortir du divertissement. Et la plupart du temps, on est dans le divertissement.
Il faut faire suffisamment le vide pour que les choses adviennent. Eh bien, c’est le premier temps de l’imagination active ; mais ça ne s’arrête pas là : après, il faut attraper ce qui vient. Attraper l’image, sans qu’elle se dissolve en quinze autres. Et puis, ensuite, quand les choses se sont développées, il faut interroger les images.
En parlant des figures du Livre Rouge, vous dites que ces visions sont « réelles ». Comment faut-il comprendre ce statut de réalité ?
Vous connaissez la vision de Moise qui détermine sa vocation. Lorsqu’il entend « Je suis celui qui est » dans un buisson enflammé : c’est une vision, mais cela n’en a pas moins de réalité pour autant. Et c’est ce que Jung nous dit dans le Livre Rouge : qu’il faut prendre au sérieux ces visions. … Élie lui dit : « Nous ne sommes pas des images. Nous sommes réels ». Les choses qui apparaissent dans nos visions ont un statut de réalité peut-être même plus fort que les choses concrètes. Et cela, je dirais encore, devrait nous inciter à faire davantage d’imaginations actives, pour recueillir nos propres visions.
Le travail ne s’arrête pas à la vision, il faut ensuite « dialoguer avec ces figures ». En quoi ce dialogue, cette confrontation, est-il essentiel ?
Déjà il faut être honnête et recueillir sans prévention. Vous savez que Jung, à un moment donné, a chassé des images parce qu’elles le dérangeaient : les images qui concernaient Salomé, qu’il prenait pour une femme de mauvaise réputation, alors qu’elle est aussi celle qui a aimé Jean-Baptiste. C’est Élie ou Philémon qui lui fait en prendre conscience.
Ensuite, cela ne s’arrête pas au recueil : on dialogue avec les figures qui sont apparues. On dialogue, on réceptionne, et on interprète. Évidemment les interprétations de Jung sont nourries par sa culture, son érudition, etc. Et les nôtres cadreront aussi avec nos références, mais il faudra aussi parfois se laisser surprendre.
Au chapitre Le château dans la forêt on trouve le récit de la rencontre de Jung avec une jeune fille, avatar de Salomé. Il s’explique avec elle mais… il la repousse. On peut avoir l’impression qu’il a peur du féminin. Il utilise tous les arguments possibles et imaginables qu’un homme menacé par l’amour d’une femme peut employer. Il reviendra dessus ensuite mais son interprétation restera moyennement concluante. Bref l’imagination active, ça éclaire et ça peut déranger aussi.
Vous évoquez votre rencontre avec Étienne Perrot comme un moment décisif. Que vous a-t-il transmis?
Je suis tombé dans la marmite de potion magique avec Étienne Perrot ! Étienne Perrot, c’était un grand jungien, très pénétrant et audacieux. Et son charisme était tel qu’il irradiait littéralement, sans le vouloir, ceux qui l’approchaient. D’abord, j’ai suivi les séminaires d’alchimie qu’il donnait rue Las Cases. J’y allais sans savoir pourquoi. Je ne comprenais rien. Il commentait des emblèmes alchimiques, ceux de l’alchimiste Michel Maier, l’Atalante fugitive. Je ne comprenais rien, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’y aller.
Nous avons eu une première séance rue Caulaincourt, à Montmartre. Je lui avais téléphoné à la suite de ce qu’on peut appeler « un grand rêve ». Il avait écourté la communication en me disant simplement : « Bon, eh bien, venez me voir. » Et après cette séance, j’ai eu, pour la première fois de ma vie, l’impression de tenir sur deux jambes. J’ai éprouvé un sentiment de paix et d’équilibre, vraiment pour la première fois de ma vie. Cela a duré quelques années.
J’ai aussi travaillé avec des personnes proches de lui. Le mot “travailler” peut d’ailleurs être discuté, car le travail dont j’avais besoin à l’époque aurait pu être plus précis. Mais, peut-être ne peut-on pas tout de suite tout avoir. Quoi qu’il en fût, le fait est qu’Etienne Perrot m’a chargé d’une énergie, et orienté de manière définitive.
Bertrand, accepteriez-vous de nous offrir la phrase qui, plutôt que de clore cet entretien, continuera de travailler en nous ?
La vie est là, puisons-la !
Entretien mené par Rachel Huber – Décembre 2025
Bertrand de la Vaissière
Bertrand de la Vaissière est analyste jungien et exerce depuis près de trente ans. Il vit désormais à Montpellier, ville qui a accueilli au Moyen Age de grands alchimistes comme Raymond Lulle, Arnaud de Villeneuve, et François Rabelais. Il a patiemment entretenu l’athanor où se métabolisent rêves, affects et images, jusqu’à exercer une véritable « clinique alchimique ».
Fondateur de « Relation et Transformation », il a animé à partir de 2002 et jusqu’en 2024 des groupes de travail consacrés à la psychothérapie analytique jungienne et au travail des rêves. Il intervient régulièrement pour différentes associations jungiennes, notamment lors des journées d’études de la SFPA.
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