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L’ordinaire radical : John McNeil et l’alchimie du jazz

Le trompettiste Ryan Nielsen explore le jazz à travers le prisme de l’alchimie et de la psychologie jungienne, en hommage à son mentor John McNeil. Une image issue d’un rêve éveillé l’a conduit à Boston pour étudier directement auprès de McNeil, l’arrachant à son éducation mormone. Dans l’alchimie propre à l’approche de McNeil, l’ordinaire radical ou l’acceptation profonde de soi, constitue le cœur de l’opus alchimique.

Le texte est parsemé de liens musicaux : des portes sonores invitant le lecteur non seulement à lire, mais à écouter et à vivre l’expérience.

Version anglaise de cet article

« Breaking Through » [Franchir] par Holly Parson Nielsen

Note des éditeurs adressée à un public francophone
Ce texte, signé par un musicien de jazz américain d’exception, mérite qu’on prenne le temps de s’y plonger. Il s’inscrit dans un univers anglo-saxon où jazz, alchimie et psychologie jungienne se répondent. Certaines formules peuvent dérouter au premier abord, mais elles prennent tout leur sens au fil de la lecture. L’article résonnera tout particulièrement chez les lecteurs familiers de l’alchimie, de l’univers musical, et plus encore du jazz.

Plan de l’article

Comme cet article explore les correspondances entre l’alchimie et le jazz, sa structure reflète celle d’une performance jazz : 

Le langage de l’alchimie

Je suis tombé amoureux de l’univers de Jung à cause de cette idée que les nombreuses facettes de notre être aspirent à être connues, vues, et témoins de leur propre existence. Qu’il y a en nous bien plus que ce que nous percevons consciemment. Qu’il existe en nous une part qui nous connaît mieux que nous nous connaissons nous-mêmes, comme aime à le dire James Hollis.

J’aimais aussi cette idée que cette part de nous possède une intelligence innée et communique dans le langage du symbole et de la métaphore — à travers nos rêves, mythes, contes de fées, symptômes, l’astrologie et l’alchimie. Pour moi, ces domaines sont comme des terrains de jeu où nous pouvons réapprendre notre première langue : la métaphore.

Cet accent mis sur le symbole et la métaphore m’a profondément marqué, car j’avais vécu dans un monde où tout est pris au pied de la lettre, de façon monotone pendant des décennies avant de rencontrer Jung, ayant grandi dans le mormonisme. (Même si j’ai depuis quitté l’Église mormone, je connais de nombreux mormons nuancés dont la vie n’est en rien monotone.)

En commençant à prêter attention à mes rêves, cette voix qui s’en tenait au sens littéral en moi surgissait encore pour rejeter les images oniriques qui me semblaient étranges. C’est alors que je me tournais vers l’alchimie. Souvent, lorsqu’un rêve me présentait une image si inhabituelle que je ne pouvais en saisir le sens, je cherchais cette image ou ce symbole dans un texte alchimique, et j’y trouvais une résonance.

Ces références alchimiques ouvraient des portes pour danser avec l’image du rêve de manière inattendue. Peu à peu, je me surprenais à dire : Je me sens en trois dimensions pour la première fois de ma vie.

Les alchimistes commençaient leur œuvre (l’opus) avec la matière brute de la vie, qu’ils appelaient la prima materia (boue, excréments ou autres substances ordinaires). Ils plaçaient cette prima materia dans leur atelier, dans un flacon de verre appelé alambic.

L’alambic était le contenant de tout le processus, une sorte de temenos pour la transformation.

Il devait être hermétiquement fermé (hermétiquement, comme Hermès, ce dieu farceur aux multiples visages), afin que la chaleur de la transformation ne s’échappe pas.

L’alchimiste travaillait ensuite avec cette prima materia pour la transformer (et se transformer lui-même) en lapis, la pierre philosophale, l’or alchimique, ou le Soleil alchimique.

Cela passait par différentes opérations :

  • La séparation (separatio) : une forme de différenciation. On pourrait évoquer ici le thème du tri, si fréquent dans les contes.
  • La dissolution (solutio) : certaines rigidités doivent être dissoutes pour que naisse une nouvelle vie. Le puits est souvent le seuil vers cette nouveauté.
  • La coagulation (coagulatio) : la glu de l’attachement. Enchevêtrée, elle nous empêche d’être nous-mêmes, comme les figures de belles-mères ou de pactes diaboliques dans les contes. Mais différenciée, elle devient la relation, permettant la connaissance de soi et de l’autre, comme dans ces mêmes contes où apparaissent des figures de guides ou de mentors.
  • La calcination (calcinatio) : une chaleur intense est parfois nécessaire pour transformer les parties de nous qui n’évoluent plus. Pensons à Vassilissa, dont le feu, donné par Baba Yaga, consume ceux qui ne peuvent suivre son renouveau.
  • Le mariage intérieur (conjunctio) : l’union des pôles qui semblent opposés en nous, image de Shiva et Shakti (tantrisme), du Yin et du Yang (taoïsme), du Féminin et du Masculin (Grèce-Rome). Lorsqu’elle est mûrement différenciée, la conjunctio représente la jonction de ces opposés (apparents) à travers une friction qui pousse vers la mort et la renaissance — parfois discrète, parfois radicale.

Les sept métaux (du plomb à l’or) correspondaient symboliquement aux sept planètes (de Saturne au Soleil), l’objectif étant de transformer la prima materia en or alchimique / soleil, c’est-à-dire en lapis.

La plupart des alchimistes ne comprenaient pas cela de façon littérale. Ils ne croyaient pas fabriquer de l’or réel. Ils percevaient plutôt le processus dans l’alambic comme le reflet de leur vie intérieure, mystérieusement connectée à la matière.

Peut-être le plus mystérieux de tous est Mercurius, l’agent de transformation.

Mercurius était dit présent en trois lieux à la fois : dans la prima materia, dans la pierre philosophale, et dans les alchimistes eux-mêmes. Il vivait aussi dans trois temps : le début, le milieu et la fin de l’œuvre. Comme l’explique merveilleusement Liz Greene :

« L’alchimiste ne transforme pas quelque chose en autre chose […] Elle libère ce qui a toujours été là […] Rien n’est ajouté, rien n’est retiré. » (Greene, 1988, p. 267)

J’aime cette idée que nous sommes déjà entiers, en ce sens.

Dans la vie éveillée, les alchimistes accédaient à la fonction onirique de la psyché et collaboraient avec elle à travers les matériaux de leur atelier. Ils suivaient ou s’accordaient au mouvement de la psyché.

Dans la communauté jungienne d’aujourd’hui, je retrouve cette écoute dans l’approche BodyDreaming de Marian Dunlea pour traiter les traumatismes développementaux.

Von Franz, Jung et d’autres percevaient une résonance entre les matériaux, les processus et les états de l’alchimie, et les mouvements de la psyché ou de l’âme. Jung disait même que Mercurius était le “début et la fin” du travail. Pas de Mercurius, pas de transformation. Cet article vise justement à démystifier Mercurius.

J’aime jouer avec l’image de la prima materia comme symbole des symptômes, de la psyché pathologisante, ou des événements de vie perçus comme adverses.

Et j’aime la vision de Liz Greene du lapis, de l’or ou du soleil comme symbole du sentiment inné de légitimité et d’unicité, une authenticité libérée des attachements et du regard collectif.

En tant que musicien de jazz, ces images résonnent avec moi.

Comme l’alchimie, le jazz valorise l’authenticité (l’or alchimique), forgée sur scène (l’alambic), transformant spontanément la merde de la vie (la prima materia, qu’on appelle le Blues) en jeu créatif (l’opus).

C’est à la fois ludique et profondément sérieux.

Une différence essentielle entre l’alchimie traditionnelle et celle du jazz est que les musiciens de jazz passent des milliers d’heures seuls à pratiquer, comme les alchimistes seuls dans leur atelier. On appelle cela le shed (cabane), comme la cabane à bois, où l’on va fendre du bois pour le feu.

Mais dans le jazz, on ne peut accomplir l’opus seul. Ce n’est que par l’improvisation collective, avec d’autres, qu’on affine et approfondit l’expérience de qui nous sommes.

Puisque j’écris sur les correspondances entre l’alchimie et le jazz, ce texte suit la forme d’une performance jazz : Intro, Solo, Solo, Interlude, Troisième solo, Head Out (le thème principal), Outro (le final), Riff (une figure répétée).

Même si nous ne savons jamais où la musique nous emmènera, chaque membre du public fait partie du groupe. Votre présence transforme la musique, tout comme elle transformera la vie de ce texte.

Intro – John McNeil

Ayant ouvert une porte entre le pays du jazz et le pays de Jung, je souhaite partager certaines expériences initiatiques que j’ai vécues grâce à un mentor qui est décédé subitement en septembre 2024. Je le fais, du moins en partie, par besoin de rituel — pour disposer d’un espace où je puisse me souvenir et me recueillir, en l’absence de service funéraire.

Son nom est John McNeil. Cet article lui rend hommage.

Pour une introduction parfaite au sens de l’humour excentrique de John, allez sur YouTube et tapez : « Happy Holidays from Hush Point ».

John est une icône dans le monde du jazz : il est le musicien des musiciens.

Il a été trompettiste dans le Horace Silver Quintet et a joué sur des dizaines d’albums avec une voix musicale tout à fait unique.

Vous pouvez écouter par exemple son interprétation de The Old Standard, sur son album Fortuity.

Il m’a un jour confié être particulièrement fier de cette performance, en partie parce que, un mois avant la session, sa CMT (maladie de Charcot-Marie-Tooth) s’était ravivée. Cette maladie neuromusculaire l’a accompagné toute sa vie, lui donnant, selon ses mots, « l’impression d’avoir un fusil braqué sur la tête ». Cet épisode-là avait rendu sa main droite inutilisable, alors que c’est celle que les trompettistes utilisent le plus.

Devant le choix d’annuler la session ou de jouer de la main gauche, il a choisi de jouer de la main gauche.

Et pourtant, en écoutant l’album, on ne le devinerait jamais.

Autre chose importante à savoir sur John : il aurait détesté le jargon jungien, et il ne se serait pas privé pour nous le dire.

Il se méfiait du langage qui permettait aux experts de se placer au-dessus de leurs élèves ; du langage qui servait de gardien aux structures de pouvoir, quelles qu’elles soient ; et plus encore du langage utilisé pour intellectualiser à vide, celui qui permet de faire semblant d’avoir une expérience vécue alors qu’en réalité, on s’en sert pour éviter de se confronter à soi-même.

John était le même homme en toute circonstance.

Chaque instant, chaque interaction, portait sa signature. Il laissait aux autres le soin d’en juger. Il pouvait être exaspérant de ténacité. Il m’appelait (ainsi que tout le monde) « Sweetie ». Et puisqu’on parle de douceur : son attachement à l’amour de sa vie, Lolly, avec qui il a vécu plus de 40 ans, exprimait une tendresse, un respect, un esprit et un humour partagés où aucun sujet n’était tabou.

Quand la mère d’un futur élève lui demanda : « Si mon fils vient étudier avec vous, que lui apprendrez-vous ? », il comprit qu’elle voulait dire : « Je ne respecte pas l’art auquel vous avez consacré votre vie, et je pense que c’est une perte de temps et d’argent pour mon fils. » John, sentant son préjugé, entra dans un stéréotype, en répondant : « Eh bien, d’abord, je vais lui apprendre à attacher l’élastique pour que l’aiguille ne laisse pas de marque. » [Ndlr : Allusion ironique à un stéréotype sur les musiciens de jazz utilisant de l’héroïne, l’élastique servant à faire gonfler les veines avant une injection.] Autrement dit : « Je ne daignerai pas répondre à votre question. »

Quand il m’a raconté ça, j’en suis resté sans voix. Cela ne faisait aucune différence que vous soyez le pape, le président du New England Conservatory, un collègue, un étudiant, un inconnu ou la mère d’un étudiant potentiel : John se présentait toujours tel qu’il était, partout où il allait.

Cette capacité à être lui-même faisait de lui un guide idéal dans l’alchimie du jazz. Car au cœur de son enseignement, de son écriture, de son art, se trouvait cette acceptation de soi profondément ordinaire, ce qu’il appelait « l’ordinaire radical ».

Premier solo – Le choix et l’ordinaire radical

Dans l’alchimie de l’approche de John envers le jazz, l’ordinaire radical, ou l’acceptation radicale de soi, est le cœur de l’opus.

Et, paradoxalement, une telle acceptation radicale ne peut se cultiver seul. L’acceptation radicale de soi exige la relation, elle exige de jouer avec d’autres musiciens. Une des descriptions les plus claires de ce paradoxe vient de Liz Greene, analyste jungienne, chercheuse et astrologue :

« Je ne pourrais avoir conscience de toi sans projeter une part de moi sur toi, et toi sur moi. Mais en créant ce va-et-vient énergétique, nous allons inévitablement nous forcer mutuellement à nous définir pour survivre en tant qu’individus. Sans projection, nous n’interagirions jamais ; nous ne nous reconnaîtrions pas — et nous ne nous reconnaîtrions pas nous-mêmes. Et alors, nous serions vraiment condamnés, car nous n’aurions aucune capacité de choix. »
(Greene 2023, p. 66)

Elle aurait tout aussi bien pu parler du jazz. Et c’est la capacité de choix dont parle Liz Greene qui fut précisément le point de départ de mon apprentissage avec John.

Lors de notre première leçon ensemble, j’avais une conception très différente de l’improvisation que lui. Je pensais que cela consistait à réciter des phrases que j’avais mémorisées, telles que jouées par d’autres musiciens de jazz. On appelle ça des licks. À l’époque, quand j’improvisais, je ne faisais pas mes propres choix. Je me cachais derrière les sons des autres que j’avais appris par cœur.

Mais pour John, l’improvisation, ce n’est rien de plus, ni de moins, que faire des choix : ses propres choix.

John entendit tout de suite ce que je faisais et me conçut un exercice à partir de deux structures musicales de base. Il limita mes choix avec des consignes simples. Les choix étaient simples et restreints pour éviter que cela ne devienne écrasant. Mais c’étaient les miens. En une semaine, j’entendais et jouais des sons que je n’avais jamais produits auparavant.

Un an plus tard, je suis allé le voir pour une discussion qui a changé ma vie d’artiste, d’enseignant, de musicien, de personne.

Moi : John, il faut qu’on parle d’enseignement.

John : Oh ! Enseigner, c’est facile !

Moi : Comment ça, facile ?!

John : Tout le monde apprend de la même façon : exposition et répétition.

Moi (pensant en moi-même que c’était une hérésie. Tout le monde apprend de la même manière ?) : Bon, admettons. Mais alors, comment fais-tu pour que tes élèves répètent de manière créative ?

John : Simple. Tu dois juste t’assurer qu’ils font des choix tout le temps pendant qu’ils s’exercent.

Il le disait comme si c’était l’évidence même. Mais pour moi, c’était révolutionnaire.

Juste s’assurer qu’on fait des choix tout le temps pendant la pratique.

Durant toutes mes années d’étude musicale, je n’avais jamais rencontré une pédagogie centrée sur le choix. Toutes les autres méthodes étaient fondées sur la mémorisation par cœur.

Le choix. Un choix simple, non paralysant. C’était le début, le milieu et la fin du chemin que John avait tracé pour que je puisse, un jour, ce qu’il y a d’ordinaire en moi.

Et ces rencontres répétées avec ma part ordinaire ont fini par faire naître en moi une légitimité et une unicité innées. L’ordinaire radical, pratiqué à travers des choix simples, était le catalyseur de la créativité dans le studio de John.

Et pas n’importe quel choix. Pour libérer la créativité, les choix devaient paraître évidents à la personne elle-même. « Ce qui est évident pour toi ne l’est ni pour moi, ni pour personne », me rappelait-il souvent.

De la même manière, pour John, le fait de chercher à atteindre ou à forcer quelque chose détournait les gens de leur créativité innée. Cela tranchait radicalement avec ma formation musicale précédente.

John me répétait simplement : « Ce qui est ordinaire pour toi, c’est ce que tu es. »

Je lui ai un jour demandé : « Quel est le plus grand obstacle pour les étudiants en musique aujourd’hui ? »

Il a répliqué sans hésiter : « Facile. Ils essaient de bien jouer. »

Intrigué et un peu troublé, j’ai répondu : « Évidemment qu’on essaie de bien jouer, John ! C’est pour ça qu’on est à l’école, non ? Apprendre à bien jouer ! »

Ce à quoi il a répondu : « Voilà tout le problème. Combien de musiciens connais-tu qui jouent mal exprès ? »

Je suis resté silencieux. « Aucun », ai-je répondu.

« Alors c’est de l’énergie gaspillée. Tu dépenses une énergie qui pourrait être consacrée à la tâche elle-même, juste parce que tu essaies de bien la faire. »

Tu m’as eu, John.

Deuxième solo – L’ordinaire radical comme Mercurius

Pour traduire l’univers de John dans le langage de l’alchimie : l’ordinaire radical, c’est Mercurius, cet agent de transformation insaisissable dans l’œuvre de l’alchimiste et dans le processus créatif. Pour John, le choix était un chemin particulièrement efficace pour le libérer.

Ma présentation préférée du rôle de Mercurius en alchimie vient de Liz Greene :

« À travers le prisme de l’alchimie, on peut voir le potentiel dans la merde […]. La prima materia est le commencement de l’opus. À la fin se trouve le lapis […] parfois appelée or […] une sensation d’essence individuelle. 

Si une personne n’a pas ce sentiment de légitimité intérieure et d’unicité, alors elle est à la merci du collectif et des événements extérieurs […].

Les alchimistes croyaient que le lapis […] aussi appelée Mercurius […] avait un effet catalytique sur le monde autour de lui. Autrement dit, le lapis transformait d’autres substances grossières par sa seule présence. »
(Greene, 1988, p. 265)

Par sa seule présence.

John aurait pu dire que le lapis transforme la merde en étant simplement ordinaire. Mais ce mystère alchimique va encore plus loin. Toujours selon Liz Greene :

« Pourtant, Mercurius est aussi la prima materia—la base, nauséabonde, diabolique, conflictuelle en nous. Il existe une unité secrète entre Mercurius comme substance brute et Mercurius comme or alchimique. Les excréments qui causent la honte et la culpabilité sont identiques à la figure lumineuse du Christ.

L’alchimiste ne transforme pas une chose en une autre […]. Elle libère ce qui a toujours été là […]. Rien n’est ajouté, rien n’est retiré. Mais une transformation alchimique a lieu. Plus paradoxal encore : l’alchimiste se considérait elle-même comme Mercurius. »
(Greene, 1988, p. 266-267)

Ainsi, Mercurius est une substance mystérieuse, un agent de transformation intérieur et extérieur, présent dans la merde de la vie (le blues, la prima materia), présent dans le lapis ou or alchimique (le sentiment d’unicité intérieure), et présent dans les alchimistes eux-mêmes.

L’art consiste donc à libérer ce qui a toujours été là. Rien n’est ajouté. Rien n’est enlevé.

Traduit dans le langage de John :

Ce qui est évident et ordinaire pour toi est l’agent de transformation dans le processus créatif. Il ne te manque rien. Et tu rencontreras ton sentiment d’unicité intérieure dans la mesure où tu acceptes et fais confiance, de façon radicale, à ton ordinaire tortueux, sinueux (Mercurius).

Traduit dans le langage du Christ :

« Considérez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent ; et pourtant, Salomon dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. »
(Matthieu 6:28, version King James)

Traduit dans le langage du Bouddha :

« Le miracle, ce n’est pas de marcher sur l’eau.
Le miracle, c’est de marcher sur la terre verte. »
(Thich Nhat Hanh, 1995, p. 23)

Traduit en langage du mythe grec :

« Narcisse, après avoir rencontré le soi sous forme d’un autre, parlé aux arbres, resplendi et finalement été consumé par le feu de l’amour, devient une fleur ordinaire. »
(Moore, 1992)

Sois ordinaire.

Interlude – John et le temple mormon

« Le symbole est cette parole qui sort par la bouche, qu’on ne prononce pas, mais qui remonte des profondeurs du Soi comme une parole de force et de détresse et qui se pose sur la langue inopinément […]. »
(C.G. Jung, Le Livre Rouge, version texte, p. 432)

Que John m’initie à un tel mystère s’est révélé clair lors de l’une de mes premières expériences d’imagination active à l’âge adulte. Pour comprendre cela, un peu de contexte est nécessaire.

J’ai grandi dans l’Église mormone. Ayant quitté le mormonisme sept ans avant d’écrire ces lignes, on pourrait dire que je me considère aujourd’hui comme un mormon en voie de guérison.

Dans l’Église mormone, il existe des ordonnances (des rites considérés comme nécessaires au salut) réservées aux plus fidèles. L’une d’elles s’appelle l’endowment (ou dotation). Ce rituel rejoue l’histoire d’Adam et Ève, sous la forme d’un récit qui décrit la progression éternelle de la vie pré-terrestre à l’au-delà, en passant par la vie terrestre, et où l’on gravit les différents royaumes célestes.

Pour accéder à cet endowment (ou dotation), il faut être déclaré « digne » par un juge en Israël, c’est-à-dire un membre du clergé mormon – exclusivement masculin -, en répondant à une série de questions censées évaluer sa fidélité au mormonisme, sa loyauté et son obéissance aux dirigeants masculins de l’Église. Une fois déclaré digne, on reçoit un laisser-passer appelé recommandation au temple, qui permet d’entrer dans un temple mormon pour participer à l’endowment (dotation) et à d’autres rituels jugés essentiels pour accéder au paradis.

Le point culminant de ce rituel, pour moi, c’était le passage du royaume terrestre (le deuxième plus élevé) au royaume céleste (le plus élevé). À ce moment-là, on se tient devant un voile blanc qui sépare le participant de la présence de Dieu. Derrière le voile, un officiant, représentant Dieu lui-même, écarte le voile de la main pour enseigner au participant ce qu’il doit savoir pour entrer en présence de Dieu.

L’image que la psyché m’a offerte, c’est celle de la main de John, écartant le voile du temple mormon, comme s’il était l’officiant, comme s’il incarnait Dieu.

Dans cette image, il me prenait par la main. L’implication évidente, c’était que John allait me conduire vers la lumière. Et cette image m’est venue à un moment où je cherchais où poursuivre mes études doctorales, comme un Saint des Derniers Jours pleinement croyant, persuadé d’appartenir à la seule véritable Église.

Aussitôt, mon moi conscient a essayé de reprendre le contrôle de l’image pour ne pas ébranler mon ego (ni l’institution). Après tout, cette image était un peu à l’envers, non ? C’est moi qui détenais la vérité du mormonisme, pas John.

Il y avait quelque chose de littéral dans ma première lecture de cette image, que j’ai comprise comme une vision où John devenait mormon. Mais, comme me l’a fait remarquer un nouvelle amie jungienne, peut-être que l’archétype du Trickster (le farceur) était aussi à l’œuvre ici. Sans doute ne serais-je jamais allé à Boston si j’avais compris correctement cette image à l’époque.

Et pourtant, j’ai interprété cette image comme signifiant que je devais aller à Boston pour convertir John McNeil au mormonisme.

Quiconque connaissait John doit bien rire en ce moment. Mais c’est bien ce que j’ai tenté de faire. Et cela me fait mal de l’avouer publiquement.

Mais rétrospectivement, tout est très clair. Cette image de la main de John écartant le voile dans le temple mormon pour me faire entrer dans la lumière préfigurait ce qui allait se passer au cours des quinze années suivantes, alors que John me guidait vers l’acceptation radicale de ma propre ordinarité, et vers un sentiment intérieur de complétude.

Pour moi, cela signifiait (finalement) quitter la foi de mon enfance, ce qui impliquait d’abandonner mon poste dans une université mormone, de changer complètement ma vision du monde, et de dire adieu à la seule communauté que j’avais jamais vraiment connue.

Durant cette période, j’ai vécu l’insupportable tension des opposés entre :

  • l’enseignement de John, qui me poussait vers mon authenticité,
  • et ma culture mormone, qui m’ancrait dans la loyauté à l’égard de l’institution, à travers l’obéissance aux dirigeants masculins de l’Église.

Cette tension se manifestait notamment dans les fameux entretiens de dignité que j’ai mentionnés plus haut.

J’ai vécu ces entretiens de « dignité » comme une exigence de céder à un autre être humain, un dirigeant du sacerdoce dûment autorisé, le pouvoir de déterminer ma valeur personnelle. Ce prêtre me jugeait et, selon ce que j’avais appris, avait le pouvoir de m’empêcher d’accéder au paradis s’il me jugeait indigne. Il fondait son jugement sur le don de discernement, un don supposément conféré par Dieu, qui lui permettait de lire dans le cœur de la personne interrogée.

Pour en savoir plus sur cette histoire, voir la vidéo « Mormon Stories Ryan and Holly Nielsen » sur YouTube.

Mais au-delà de cette tension insoutenable, lorsque la transformation s’est opérée à travers une crise (annoncée par un autre rêve), j’ai ressenti le sentiment d’être réel, d’être suffisant, ordinaire, évident, moi.

Cela signifiait aussi la naissance d’un nouveau sentiment de bien-être et de complétude, accompagné d’une vie créative plus profonde que le perfectionnisme. L’ordinaire radical comme Mercurius alchimique. Une grande transformation.

Troisième solo – L’épreuve de l’authenticité

En 2010, après avoir étudié avec John pendant neuf mois, j’ai pris l’avion pour l’Idaho afin d’y donner un concert avec mes propres compositions. Mon intention était simple : être ordinaire. Je voulais jouer uniquement ce que j’entendais, uniquement ce qui était évident pour moi.

Et pour la première fois de ma vie, je l’ai fait. Sans forcer. Sans chercher à impressionner. Sans jouer des choses que je savais « sonner bien ». Juste ancré, ordinaire, évident, moi.

Voici mon interprétation de Abel Promise, enregistrée ce soir-là par hasard.

Mais au lieu de la guérison profonde à laquelle je m’attendais, j’ai ressenti une tristesse déroutante, une impression de perte. Pourtant, je savais que la musique s’était déployée magnifiquement. C’était très désorientant pour moi.

De retour à Boston, préoccupé, j’ai partagé cette expérience avec John. Je lui ai demandé si je devenais fou : « Est-ce que tout ça a du sens pour toi ? »

Il m’a répondu par une image de son cru : « Tout ce temps, tu t’accrochais à une corde au bout de laquelle tu te balançais au-dessus de ce que tu prenais pour un abîme. Ce soir-là, tu as enfin lâché la corde. » Pour John, je pleurais la perte de celui que je pensais être : la perte de la corde que je croyais être moi.

Il m’a aussi rassuré : la descente ne menait pas dans un vrai abîme. Elle me conduisait dans mon propre territoire intérieur. « Il y a beaucoup là plus que tu ne crois », m’a-t-il dit. Tout jungien sourirait devant un tel euphémisme.

Une vie faite de lutte, d’effort, de recherche constante (la vie d’avant le lâcher de la corde) m’avait conduit à croire que la vie créative était toujours plus élevée, toujours un sommet. Mais après avoir lâché la corde-que-je-croyais-être-moi, je n’étais plus intéressé par les hauteurs du transcendant. Ils peuvent venir, ou non ; mais l’alchimie de l’ordinaire, le fait d’expérimenter la vie dans ce corps qui est le mien, avec mes propres traces, voilà la pratique qui me permet de me réaliser.

Lâcher la corde — et le chagrin qui s’en est suivi — a laissé place à une nouvelle créativité.

J’ai ensuite composé une pièce intitulée Letting Go, qui me semble être l’œuvre la plus « ordinairement-moi » de tout ce que j’ai fait à ce jour.

Il y a quelque chose dans l’authenticité qui produit un sentiment de perte. James Hillman en parle également :

« Le champ de l’imaginal suit ses propres chemins, qui commencent avec ce qui nous vient à l’esprit — n’importe quelle image ou fantasme — tout comme en alchimie. La fantaisie n’a pas besoin d’atteindre un but. L’activité imaginative est à la fois jeu et travail, et à mesure que les images prennent forme, l’autocratie de l’ego tend à se dissoudre. Mais la dissolution de l’ego ne signifie pas le désordre, car toute fantaisie est portée par un ordre plus profond, archétypique.

Le meilleur test de l’authenticité, c’est quand l’ego habituel se sent perdu. »
(Hillman, 1992, p. 40-41)

On pourrait y voir un éclairage sur le processus alchimique de la solutio : l’expérience de la dissolution de mon identification à l’ego, à la corde-que-je-croyais-être-moi.

Je perçois ici quatre étapes du processus de la solutio (dissolution alchimique), à travers les mots de Hillman :

  1. Un encouragement. Commencer avec n’importe quoi. Commencer avec ce qui vient. John appelait cela jouer ou choisir ce qui est évident pour toi. Il n’y a vraiment aucune pression pour commencer avec quelque chose de bien.
  2. Un lâcher-prise. À mesure que les images prennent corps ou, pour le dire autrement, à mesure que la musique prend vie, l’autocratie de l’ego tend à se dissoudre. Pour reprendre les mots de John : on lâche la corde.
  3. Une assurance. L’autre versant du lâcher-prise, ce n’est pas le chaos. Il y a quelque chose de plus profond. Le sentiment d’un ordre archétypique chez Hillman. La présence, chez McNeil, de ce que j’avais (à tort) perçu comme un abîme. Il y a là bien plus qu’on ne le pense.
  4. Une sensation de perte. Mais n’ayez pas peur. Ce sentiment de perte est la meilleure preuve d’authenticité. On fait le deuil de la corde qu’on croyait être soi. La perte ne marque la fin que si l’on s’accroche à l’illusion de l’ego selon laquelle la vie est linéaire, et la perte, la fin de tout. Au contraire, Clarissa Pinkola Estés rappelle que les mythes et les contes révèlent la « Nature Vie/Mort/Vie » de la psyché (Estés, 1992). Dans le domaine de la psyché, c’est le cycle qui règne, et avec lui la promesse de renaissance. Ou, comme le disait John : « Il y a là bien plus qu’on ne le pense. »

The Head Out – L’alchimie du jazz

« Ce que menacent les démons bleus du désespoir, ce n’est pas l’âme. Ce qui est en jeu, c’est un sentiment de bien-être, suffisamment solide pour faire face aux exigences du quotidien. Ainsi, en plus de l’affrontement direct et de la catharsis, [le jazz] consiste aussi en des rituels de résilience et de persévérance par l’improvisation face aux ruptures capricieuses. »
(Murray, 2017, p. 42)

Nous voici donc revenus au jazz en tant qu’art alchimique : la scène comme alambic, la musique comme feu transformateur, le public et les musiciens comme alchimiste(s).

J’ai soutenu l’idée que, dans cet art, l’ordinaire radical est Mercurius : l’agent qui transforme, présent à la fois dans le blues (prima materia), dans le sentiment intérieur d’unicité (l’or alchimique), et dans les musiciens / le public (les alchimistes).

J’aimerais maintenant vous inviter à plonger plus profondément dans ce qui touche à l’âme dans cette musique. Nous allons chanter dans les terrains de jeu de l’alchimie et du mythe, danser avec ce que James Hillman appelle le travail et le jeu du « voir à travers », appliqué ici à la nature du jazz.

Pour Hillman, tout commence par la personnification. L’expérience du « voir à travers » prend racine dans les questions qui nous font entrer dans l’imaginal, lorsqu’elles demandent qui anime les phénomènes (plutôt que quoi).

Ce qui suit, c’est ma manière de m’engager là-dedans. Par-dessus tout, j’espère que vous pourrez sentir combien j’aime cette forme d’art, qui me paraît si vivante.

Dans le jazz, on joue un morceau, et on en répète la forme musicale encore et encore, comme un support pour l’improvisation.

Un exemple en est la chanson d’amour The Nearness of You.

La forme musicale renvoie à la longueur des phrases (issues des paroles et de la mélodie), ainsi qu’aux accords qui soutiennent cette mélodie. Improviser sur cette forme signifie que, dans les limites imposées par la structure du morceau, tout ce que nous jouons est inventé sur le moment.

Notre art consiste à énoncer la vérité du moment présent, tout en laissant de l’espace aux voix des autres, y compris quand nous les mettons au défi.

En ce sens, la forme musicale dans le jazz est spiralée. Elle répète en boucle les « mêmes » accords encore et encore (« mêmes » entre guillemets car comment pourrait-on entrer deux fois dans le même fleuve ? ). Marion Woodman (1982, p. 8) suggère d’ailleurs que la spirale est une forme propre au Féminin archétypal.

Sous ces cycles répétés, une vague océanique monte, retombe, se brise, tourbillonne, éclabousse, plonge, se calme, puis repart, baptisant chaque retour dans la forme musicale comme un « accomplissement toujours renaissant » de la singularité (Rhudyar, 1978, p. 113). Toujours renaissant, toujours nouveau, chaque retour est une naissance, chaque moment une initiation.

« Vers celui-ci [le Soi], il n’existe point de développement linéaire, mais seulement une approche circulaire, « circumambulatoire ». »
(C.G. Jung, Ma vie, version poche, p. 315)

Le jazz ondule. Ses grooves sont Ses grooves, les ryhtmes de Gaïa, la Terre elle-même, dont les cycles et les saisons sont à la fois fiables et toujours changeants. Il en va de même pour le groove dans le jazz.

Happy Little Tune vous permet d’expérimenter notre danse avec les grooves contagieux de la samba brésilienne, toujours empreints de joie et de célébration.

Incarnez Ses sons, et vous ressentirez Son pouls vivant, comme les affluents d’un réseau de veines incarnées, animées, vibrantes sous vos pieds ; un groove créatif jaillissant, qui évoque l’image de la Vierge en tant que Féminin archétypal, complète en Elle-même, n’ayant besoin d’aucun apport extérieur pour concevoir sa création (Woodman, 1985). L’archéologue Marija Gimbutas nous rappelle que l’image du phallus auto-fécondant de la Déesse est ancienne dans la psyché humaine (Gimbutas, 1982, p. 216).

Je retrouve cette idée dans la culture contemporaine à travers le glyphe astrologique de la constellation de la Vierge. Ces images de complétude autonome, de matrice créative animée, liées aux cycles de la terre et de la lune, résonnent avec ce que je ressens à travers cette musique.

Un exemple en serait notre version façon La Nouvelle-Orléans de Driftin.

Dans sa préface au Yi King, Jung suggère que chaque moment du temps porte ses propres qualités, et que tous les phénomènes de ce moment sont en cohérence avec ces qualités. Cette idée n’a rien de mystérieux pour les musiciens qui interprètent le même morceau soir après soir. Si l’on essaie de reproduire une performance passée, un moment précédent, la musique meurt.

Parce que le jazz est une musique improvisée, il vit dans la spontanéité de l’âme qui danse avec les qualités de l’instant présent, dans « nos corps singuliers, avec nos empreintes singulières » (Dunlea, 2024). Mon cher ami, le formidable batteur Kobie Watkins, m’a un jour lancé avec force : « Les pieds ! Les pieds ! »

Garde la conscience dans tes pieds, reste ancré, et tu seras porté par l’énergie de la musique. Mais si tu quittes tes pieds — si tu poursuis l’esprit/le pneuma de la musique en te dissociant et en t’élevant trop — tu risques l’épuisement.

Robert Johnson résume bien cela : « Après tout, pour entrer dans la cathédrale, on entre par les pieds. » (Johnson, 2022)

En tant que musiciens de jazz, l’inflation est un risque bien réel du métier. À la manière d’Icare, nombreux sont ceux qui ont été séduits par le désir de toucher l’esprit/la lumière, et de s’identifier à elle. Mais touche directement la flamme archétypale, identifie-toi au monde d’en-haut et tu te brûleras. Même Prométhée avait besoin de végétation pour contenir la lumière solaire, et c’était un titan.

Croire qu’on est l’archétype, dans l’alambic de la scène, c’est courir au désastre.
Ou pire. Une simple étude de l’histoire du jazz en témoigne : tant de morts prématurées.

Le jazz ne se limite pas à l’expression ou à la catharsis, et le blues n’est pas « triste ».

Le jazz est un art qui traduit spontanément l’intériorité en une langue sonore, ritualisée, archétypale (Murray, 2017). Les contenants, les temenoi, sont primordiaux. Nous les tissons dans une expérience partagée, construite collectivement, du temps qui passe : un groove.

Le groove est le seuil d’embrasement. Kronos (le temps matériel) devient Kairos (le temps mythique).

Dans Falling Upward, la musique s’est ouverte sur ce que j’appelle le temps mythique. On l’a senti dès les premières notes jouées par Kobie Watkins, batteur et leader de la session.

Nous accédons à l’archétypal à travers les autres, tout comme on peut toucher l’océan en ne touchant qu’une seule vague.

Dans le jazz, la porte d’entrée vers l’archétypal est le personnel.

Notre danse est à la fois individuelle et collective, intérieure et extérieure, car, par mystère, les transformations intérieures impactent instantanément le son dans l’espace-temps acoustique.

Pour un musicien de jazz, la synchronicité n’est pas une simple théorie.

Le jazz partage des ancêtres avec le vaudou, tout autant qu’avec certaines expériences chrétiennes charismatiques qui imprègnent l’Église noire américaine (Shipton 2008 ; Murray 2017). Le profane et le sacré, l’hérétique et le sanctifié, côte à côte.

La lignée est sacrée et vivante dans le jazz. Faites un tour à Snug Harbor, à la Nouvelle-Orléans, pour entendre l’Uptown Jazz Orchestra de Delfeayo Marsalis, et vous comprendrez exactement ce que je veux dire.

En jouant avec la matière brute du blues, nous transformons notre rapport au blues ; à ce que Hillman appellerait les événements adverses à travers lesquels la psyché façonne l’expérience (Hillman, 1992, p. xvi, 57).

Avec tout le respect dû aux démons que nous appelons le blues, nous chantons et dansons pour les éloigner, dans ce que Albert Murray décrit comme un rituel dionysiaque de purification (Murray 2017).

Triple B Blues, North Carolina Style est un bon exemple de cela. C’était notre première fois ensemble en tant que groupe.

Le jazz est une musique d’âme. James Hillman, qui a consacré sa vie à l’étude de l’âme, disait que l’âme est l’espace entre les événements et l’expérience (Hillman, 1992, p. xvi). En tant que musicien de jazz, cela a beaucoup de sens pour moi. Cela désigne un territoire que nous cultivons et explorons toute notre vie à travers cet art.

C’est un « terrain entre la répression et la possession » (Greene 1988, p. 279). Et nous ne savons jamais où nos explorations nous mèneront, guidés par Psyché et Éros, ou peut-être même par Hermès et Iris : cette énergie si mercurienne avec laquelle, selon Jung, l’œuvre commence et s’achève.

Mais jamais nous ne pourrions dire que l’on connaît bien ce territoire médian. On y accède parfois, mais c’est un paysage intérieur en perpétuel changement, fait d’images vivantes : sonores, visuelles et mythiques.

Et l’étreinte du sensoriel et du corps dans le Jazz nous fait entrevoir la conjunctio dans l’alchimie musicale.

L’image de la conjunctio est si centrale dans le jazz encore aujourd’hui, que quand quelqu’un casse le groove, les musiciens plaisantent souvent (ou s’agacent) en parlant de coitus interruptus.

Et parfois, un coitus interruptus inattendu en concert produit une nouvelle beauté émergente, alors que nous tentons de remettre de l’ordre, en direct, sur scène (pas si loin de la vie qui surgit d’Aphrodite après l’interruption de l’union de ses parents par Kronos).

Ces dieux et déesses mythiques, ces processus alchimiques, sont vivants dans cette musique. Ils ne sont pas des abstractions pour moi, ni pour les musiciens que j’aime et admire, même si nous nommons autrement les énergies et les motifs qu’ils incarnent. Nous les avons expérimentés directement, à travers cette musique extraordinaire, qui est sans fin, toujours plus profonde, une musique de l’âme, de la psyché.

Outro – La sagesse de Sophia dans la matière

« Il émerge une toute nouvelle forme du Féminin dans notre culture. Une féminité consciente dans la matière. La planète exprime une conscience. Nos corps expriment une conscience. La matière prend vie d’une manière qu’Elle n’avait jamais vécue jusqu’à présent. »
(Woodman, 2015, ép. 7)

Les musiciens de jazz que j’aime écouter et avec qui j’aime jouer savent ce que signifie être dansé par ce que Marion Woodman appelle « la sagesse de Sophia dans la matière » (Woodman, 1992), la conscience de la matière Elle-même.

Une fois que le temenos (l’espace sacré) est en place pour permettre Sa venue, Elle s’élève majestueusement de derrière le pilier sombre au centre de l’espace rituel, la scène-alambic. Dans sa beauté androgynique et amphibie, Elle ouvre l’amphithéâtre de sa bouche et nous inonde de ses vagues sonores diseuses de vérité.

Si nous franchissons ensemble sans hésiter ce seuil vivant du groove, la Beauté, dans toute sa complexité, ne manquera pas d’émerger, qu’elle vienne de la Terre de Gaïa, de la Mer de Thétis, ou de la Substantifique Noire Cosmique de Nyx.

J’ai ressenti cette fertilité à travers la terre noire et riche de cette musique : des chants et danses de la Vierge Noire.

À mes yeux, l’alchimie sonore du jazz prend racine dans le Féminin archétypal, ce que Demetra George nomme « la loi du cycle » (George, 1992), et que Clarissa Pinkola Estés appelle « la nature Vie/Mort/Vie » (Estés, 1992). C’est pourquoi je souris quand je repense à la vision pseudo-masculine selon laquelle l’obscurité équivaut à la négativité et au mal, vision que j’ai moi-même longtemps entretenue.

Qu’est-il advenu de l’obscurité comme gestation, terre, germination, matrice, semence, incarnation, cycle, renaissance, et Lunaire ? Les écrits de Riane Eisler, Mary Condren, Bell Hooks, Clarissa Pinkola Estés, Marion Woodman et Demetra George répondent à cette question avec une force saisissante.

Ce que je ne savais pas, ce que je ne pouvais pas savoir , c’est que c’était Elle qui m’appelait, tout ce temps. Ses cycles, Ses rythmes, Sa guérison, Sa vitalité, Sa sagesse, Sa vérité, Sa danse.

Comment aurais-je pu le savoir ? Là où j’ai grandi, il nous était interdit de Lui parler. Ceux qui le faisaient étaient exclus du groupe ; littéralement excommuniés (Toscano, 2007). Elle, la Mère Divine, nous disait-on, était trop fragile pour supporter notre désordre terrestre. Il ne fallait pas la déranger. Il ne fallait s’adresser qu’à Dieu le Père, sous peine d’exil. Alchimiquement parlant, ceux qui osaient commencer l’opus étaient chassés de la communauté.

Et pourtant, il y a quelque chose de miraculeux et de subversif dans la manière dont Elle m’a trouvé à travers la musique. Comment Elle m’a rappelé à la Vie et au Soi, dedans comme dehors. Comment Psyché a trouvé le moyen de me placer sur le chemin de John, à travers les formes cycliques et les grooves du jazz.

John a joué un rôle central dans mon initiation aux mystères de cette renaissance créative, de ce mouvement cyclique, de ce Féminin. Cette initiation tient dans une seule phrase, qu’il partageait avec celles et ceux qu’il choisissait de guider :

Sois ordinaire. Ce qui est ordinaire pour toi, c’est ce que tu es.

Peu après sa mort — merci, Farayi, de m’avoir appelé pour me prévenir — j’ai redécouvert une transcription mot pour mot de ce que John avait dit un jour. Cela se lit presque comme un poème :

Quand tu joues,
ne cherche pas à faire quoi que ce soit.
Tu dois avoir l’impression que ce que tu joues est la chose la plus simple,
la plus ennuyeuse au monde.

Pour toi.

Quand tu t’acceptes comme ça,
d’abord, tu ressens une perte,
comme si tu étais en pleine mer, sans rien à quoi te raccrocher.

En fait, ce à quoi tu te raccrochais avant,
t’empêchait de voir.
T’empêchait de voir ce qui est vraiment là.

Tu penseras peut-être :
« Ce n’est que moi ! Il n’y a rien d’intéressant ici ! »

Mais tu verras.
Tu es vraiment intéressant.

Riff – Quand tu t’acceptes comme ça

Quand tu t’acceptes pleinement, alors oui, tu verras la peine comme la meilleure épreuve d’authenticité.

Quand tu t’acceptes comme ça, tu te présenteras avec confiance, sans hésitation, tel que tu es. Non pas comme une entité figée, mais comme un fleuve vivant, dont le sentiment d’unicité intérieure te permet de bouger, libéré du pouvoir du collectif et de l’extérieur.

Quand tu t’acceptes comme ça, tu libères ce qui était déjà là. Rien n’est ajouté. Rien n’est enlevé. Mais une transformation alchimique a lieu.

Quand tu t’acceptes comme ça, tu pourrais dire, avec Mary Oliver :

« Je ne veux pas être timide et respectable. Je l’ai été, endormie, pendant des années. » (Oliver, 2020)

Ou avec Maya Angelou :

« Et pourtant, je me lève. » (Angelou, 1978)

Quand tu t’acceptes comme ça, tu verras que « Il n’y a rien d’autre à quoi faire confiance, rien d’autre à faire que de suivre les détours sinueux de ce personnage surprenant (Greene, 1988, p. 270-271). » Ce personnage surprenant, c’est toi, évident, ordinaire, authentique.

Quand tu t’acceptes comme ça, tu découvriras que tu es vraiment intéressant.

Merci, John. Tu me manques. Tu nous manques.
On essaie de continuer à continuer.
J’aurais (nous aurions) bien besoin de ton aide.
« Tu me dis, hein ? »

Ryan Nielsen (« Sweetie »)
Nom du lecteur·trice ici (aussi “Sweetie”)

Mars 2025

La liste complète des ouvrages cités se trouve en bas de la version anglaise de l’article.

Ryan Nielsen

Ryan Nielsen est Docteur en arts musicaux. C’est un trompettiste reconnu, qui s’est produit et a enregistré aux côtés de nombreux artistes salués par la critique, parmi lesquels Kobie Watkins, Delfeayo Marsalis, Bobby Broom et Ra Kalam Bob Moses. Sa chaîne YouTube, Ryan’s Trumpet, compte des milliers d’abonnés à travers le monde.

Nielsen est rédacteur Jazz pour le International Trumpet Guild Journal et co-auteur, avec John McNeil, de The Classroom Guide to Jazz Improvisation, publié chez Oxford University Press en 2024.
Vous pouvez le retrouver sur : www.ryanstrumpet.com.

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