Une visite du domicile d’Emma et Carl Gustav Jung laisse une impression marquante sur la plupart des visiteurs. En août 2024, Rachel Huber et Bernard Hort ont partagé leurs impressions, insistant sur l’atmosphère de recueillement de cette maison.
Le musée Emma et Carl Gustav Jung à Küsnacht
Introduction de Rachel Huber
Bien que je voyage en Suisse depuis 2009, je n’avais pas encore eu l’occasion, jusqu’à présent, de visiter le lieu de vie d’Emma et Carl Gustav Jung, un projet qui me tenait pourtant à cœur depuis longtemps. Grâce à un heureux concours de circonstances, j’ai eu le plaisir, cet été, de participer, aux côtés du théologien Bernard Hort, à une visite privée de leur foyer.
Celle-ci fut extrêmement bien guidée par Denise Rudin, diplômée en psychologie analytique, qui a répondu avec finesse et érudition à nos nombreuses questions.
Profondément inspirés par la pensée du psychanalyste zurichois, Bernard et moi tenions à partager ce moment important, en exprimant ce qui a résonné en nous à l’approche de cette visite ou au cours de celle-ci.
Impressions de Rachel Huber
Révélations intérieures
Le processus d’individuation en germe dans notre âme et aspirant à se déployer présente parfois des contours difficiles à cerner, tandis qu’à d’autres moments, il se manifeste plus clairement. A l’image d’un minutieux travail de fouilles archéologiques, chaque indice mérite une attention à la fois particulière et bienveillante.
À ce sujet me viennent à l’esprit certains éléments du mobilier de la demeure d’Emma et Carl Gustav Jung, qui, bien au-delà de leur fonction et de leur style, révèlent déjà une part du cheminement intérieur de leurs propriétaires.
Cette présentation subjective est un fil conducteur. Peut-être y découvrirez-vous un écho qui résonnera avec votre âme, lors de votre visite des lieux.
De la rencontre au refuge : les murs de l’âme
Un peu d’histoire : nous sommes en 1896 et Carl Gustav Jung, alors jeune étudiant de 21 ans, rend visite à ses parents à Schaffhouse. Il croise le regard d’Emma Rauschenbach, qui a alors 14 ans. La rencontre est si intense pour le jeune homme qu’il ressent dès ce moment une certitude profonde : Emma deviendra un jour son épouse.
Six ans plus tard, devenu médecin diplômé, Carl Gustav demande Emma en mariage. Le 14 février 1903, ils scellent leur union et s’installent dans un modeste appartement au sein de l’hôpital psychiatrique du Burghölzli, où le psychiatre commence sa carrière. Ils y vivent durant six années.
Dès 1907, le couple décide de construire une maison pour accueillir leur famille grandissante. Ils sélectionnent un terrain à Küsnacht, au bord du lac de Zurich : un lieu que Carl Gustav a toujours rêvé d’acquérir. Le financement de ce projet ambitieux repose sur les ressources d’Emma, provenant de la dot qu’elle a reçue à son mariage et des bénéfices de la fortune familiale des Rauschenbach.
La résidence des Jung : un univers intérieur exprimé dans l’architecture
La construction débute rapidement avec l’aide de l’architecte et archéologue Ernst Fiechter, cousin de Jung et des paysagistes de renom que sont les frères Walter et Oskar Mertens pour l’aménagement des extérieurs. Carl Gustav joue un rôle actif dans la conception de sa maison et des jardins environnants.
Il y intègre de nombreux motifs et idées qui occupent son esprit et qui influenceront sa carrière, comme la tour qui se dresse à l’avant de la demeure et abrite la porte d’entrée. Je retrouve en Jung l’aspiration fondamentale de l’être humain à matérialiser ses conceptions cosmiques dans la pierre.
Cette quête se manifeste déjà dans la Ziggourat d’Ur, construite vers 2100-2000 avant J.-C., un monument emblématique de la civilisation mésopotamienne, qui prend la forme d’une tour à plusieurs niveaux, dédiée à des fins religieuses.
Le terme ziggourat, dérivé du verbe zaqāru, signifiant « élever », désigne un édifice à étages qui, lorsqu’il en compte sept, symbolise les sept cieux. On les retrouvera par exemple chez Saint Irénée de Lyon au IIe siècle. Selon lui, « Le monde se compose de sept cieux. Y habitent les vertus, les anges et les archanges ; ils accomplissent les fonctions du culte envers le Dieu bon et créateur de tout ».
Cette pensée résonne avec l’inscription latine gravée au-dessus de la porte d’entrée : « Vocatus atque non vocatus Deus aderit » – Invoqué ou non invoqué, Dieu sera présent.
C’est dans ce microcosme de l’univers psychique de Carl Gustav que la famille Jung emménage en 1909, avec leurs premiers enfants : Agathe, née le 28 décembre 1904, Gret, née le 8 février 1906, et Franz, né le 28 novembre 1908. La nouvelle résidence devient ainsi le foyer de la famille en pleine expansion.
Cette même année, Carl Gustav quitte son poste à la clinique du Burghölzli pour ouvrir son cabinet privé à domicile. Cette décision lui permet de s’éloigner de l’hôpital psychiatrique et de se consacrer pleinement à ses propres recherches. Elle lui permet également de concilier ses responsabilités professionnelles et familiales, et il conservera cette approche tout au long de sa carrière. Marianne et Helene naîtront également en ces lieux, respectivement les 20 septembre 1910 et 18 mars 1914.
Premières impressions
Avancer dans l’allée centrale, vers l’entrée majestueuse de la maison, c’est aussi se diriger vers les rives du lac. Bordée de buis, l’allée laisse filtrer les rayons du soleil entre les troncs, tandis que les gravillons crissent sous nos pas. Il est 14h et ce mois d’août 2024, particulièrement chaud, rend le bruit de l’eau et le jeu de la lumière en clair-obscur à travers les arbres d’autant plus saisissants.
Denise nous accueille sur le pas de la porte. Quelques marches nous conduisent dans un petit hall distribuant les pièces. Une atmosphère solennelle et chaleureuse, parfaitement restituée par notre guide.
La première pièce qui retient mon attention est le salon du rez-de-chaussée, sur l’aile gauche : une petite pièce avec toutes les commodités, notamment le chauffage central. Pourtant, s’y trouve un imposant poêle de faïence. Il s’agit d’un Kachelofen typiquement originaire d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse, conçu pour chauffer les maisons en accumulant de la chaleur, puis en la restituant lentement.
Denise attise notre curiosité en nous demandant de bien l’observer. Ce poêle, c’est Emma qui en a décidé l’acquisition, et ce, en l’absence de son mari.
Des flammes du foyer aux flammes de l’âme : l’alchimie personnelle d’Emma et Carl Gustav
Nous sommes en 1925, Emma a 43 ans. Elle a vécu cinq grossesses et élevé autant d’enfants, soutenue par son personnel de maison, une organisation courante dans les milieux aisés de l’époque. Sa dernière-née a 11 ans.
En parallèle, elle joue un rôle significatif dans les travaux de son mari. Denise nous explique que, dans sa pratique d’analyste comme dans ses écrits, Emma fait preuve d’une indépendance d’esprit, d’une différenciation claire et exerce une autorité subtile sur son entourage.
En effet, les années 1910 à 1913 marquent un tournant décisif dans l’engagement d’Emma au sein de la psychologie analytique, une période qui coïncide avec une phase de crise et de transformation dans la vie de Carl Gustav, notamment sa rupture avec Freud en 1913.
À partir de ce moment, Emma s’implique plus activement dans l’approche théorique développée par son mari, s’affirmant non seulement comme épouse, malgré les épreuves liées à sa vie conjugale, mais aussi comme collaboratrice essentielle dans ses travaux. En dépit des défis personnels que traverse leur relation, y compris les tensions dues à des aspects de leur vie privée, Emma reste une partenaire précieuse et engagée.
En 1916, elle entreprend une formation plus formelle d’analyste et suit des cours en psychologie et en psychanalyse, encouragée par Carl Gustav qui reconnaît ses talents naturels pour l’introspection et l’analyse. Elle se prépare ainsi à exercer de manière indépendante.
Durant les années 1920, elle devient une analyste accomplie, recevant ses propres patients tout en approfondissant ses études et en participant activement aux séminaires de son mari. Une grande partie de sa vie est consacrée à l’étude de la quête du Graal, un projet initié dès avant la guerre et poursuivi sans être achevé jusqu’à sa mort, en 1955.
Ces recherches ont été reprises et complétées par Marie-Louise von Franz, qui les a parachevées sous la forme d’un livre intitulé La Légende du Graal. Cette exploration des mythes arthuriens et de la psychologie féminine lui ouvre les portes de sa propre réalité inconsciente et approfondit sa compréhension des grandes images archétypiques.
Le Grand Œuvre domestique
Revenons justement au Kachelofen. Carl Gustav a 50 ans, il voyage en Afrique : au Kenya et en Ouganda. Cette fois, Emma ne l’a pas accompagné et elle communique donc son projet à son époux en lui adressant une lettre. Denise nous invite à imaginer leur correspondance à ce sujet. Tout en observant méticuleusement cette proposition et le poêle en question, je remarque les détails, nombreux.
J’examine la volumineuse structure, bleu cobalt délavé jusqu’à être pâle. Sur la face avant, alignés verticalement, se trouvent un cercle décoratif et deux portes carrées dorés. La petite porte, située en haut, donne accès à la chambre de combustion secondaire, facilitant le nettoyage, l’entretien et le réglage de l’air. La grande porte, en dessous, permet de charger le bois. Chacune est ornée d’une frise suivant les bordures. Un motif en losange et des boucles au centre pour celle du bas.
Les carreaux, appelés Kacheln, qui recouvrent la surface du poêle, sont décorés de motifs zodiacaux, de figures d’animaux mythiques, comme la licorne, et l’un d’eux témoigne de la date de livraison, 1926. Ce poêle comprend également une petite alcôve intégrant un banc pour s’y lover et se réchauffer : l’Ofenbank.
Denise nous pose une question : « Pouvez-vous reconnaitre ce que représente la statuette qui trône au sommet du Kachelofen ? » Bien-sûr ! Il s’agit d’un… pélican !
Ce couple m’inspire !
Je poursuis mes réflexions intérieures sur leur échange épistolaire à ce sujet. Comment ce choix s’est-il imposé aux époux ?
Le pélican : emblème du foyer et de la profondeur de leur lien ?
Dans Ma vie, pages 263-266, Jung dévoile nombre de ses rêves. Il me revient celui du « douanier et du chevalier » de 1911. Le chevalier, qui lui fait une grande impression, est du XIIe siècle, « époque où l’alchimie débuta ainsi que la quête du Saint Graal », précise-t-il. Il ajoute que depuis sa jeunesse, les histoires du Graal jouent chez lui un grand rôle, qu’il les a lues pour la première fois à quinze ans et que ce fut « un événement inoubliable, une impression qui ne disparaît jamais plus ! ». Il soupçonne d’ailleurs qu’un mystère y est caché.
Dans la dynamique de leur relation, leurs nombreux intérêts communs trouvent une résonance symbolique dans le choix du pélican, ornant le Kachelofen-athanor. Ce symbole alchimique et christique reflète le processus intérieur en cours dans la psyché d’Emma et de Carl Gustav ainsi que dans l’entité que représente leur couple. Il illustre leur quête commune de transformation et de régénération, mettant en lumière la profonde connexion entre leur parcours individuel et leur cheminement ensemble.
En moi, un lien se tisse, peut-être de la nature de celui qui les unit ? Malgré les multiples épreuves auxquelles le couple a été confronté, le pélican, en tant que symbole, revêt pour Emma et Carl Gustav une signification profonde et résiliente.
Le pélican incarne le sacrifice nécessaire à la transformation et à la renaissance. C’est également un alambic destiné à purifier et sublimer la matière :
« un vase de distillation utilisé en alchimie par lequel le distillat ne retourne pas dans la partie antérieure, mais dans le ventre de la retorte. Cela illustre le processus de réalisation de la conscience et de réapplication des vues conscientes à l’inconscient. Il restitue l’intégrité de la vie antérieure à ceux qui sont déjà proches de la mort. […] et représente une allégorie du Christ. » Aion p. 160, cf note.
Au-delà de la présence physique : le féminin comme centre spirituel
Mais plongeons un instant dans l’état d’esprit de Carl Gustav, lorsqu’en Afrique, il réfléchit avec Emma à cet élément de décoration central. Il raconte que, lors de sa visite chez les Elgonyis [Ma vie, p. 417-418], il fait la connaissance d’« une jolie femme d’âge moyen, c’est-à dire environ trente ans », à qui il peut s’adresser selon la bienséance en vigueur dans la coutume locale. Introduit en sa demeure, nous lisons, en français dans le texte : « Madame était chez elle », puis :
« J’avais l’impression que l’assurance et le sentiment de valeur personnelle qu’on lisait dans son comportement reposait, dans une très large mesure, sur une identité avec sa totalité, qui était manifeste, composée de son monde à elle, fait d’enfants, de sa maison, de son petit bétail, de la Shamba, et – last but not least – de son physique, qui ne manquait pas d’attrait. On ne fit que peu d’allusions à l’homme. Il semblait tantôt être présent, tantôt ne pas l’être. Pour le moment, il séjournait dans un lieu inconnu.
Mon hôtesse incarnait, pleinement et sans problème, tout ce qui était existant, véritable pied à terre pour le mari. La question n’était pas semble-t-il, qu’il fût là ou non, mais bien plutôt qu’elle fût présente dans sa totalité comme le centre géomagnétique de son époux qui errait avec ses troupeaux. »
L’observation de la femme Elgonyi révèle un aspect profond de l’archétype de la Grande Mère, que Jung associe souvent à des notions de complétude, de stabilité et de centre. Cette femme, par sa présence entière et assurée, pourrait bien incarner pour lui une manifestation du féminin archétypal.
Il souligne sa parfaite cohérence identitaire avec sa « totalité », c’est-à-dire qu’elle est en harmonie avec son environnement, ses enfants, sa maison et même son propre corps. Elle n’a pas besoin de la présence physique de son mari pour se sentir complète ; au contraire, elle est elle-même le centre autour duquel tout gravite, y compris son époux, qui peut errer mais toujours revenir à elle.
Cette image rappelle peut-être à Carl Gustav un aspect d’Emma : sa capacité à être ce pilier central, ce foyer spirituel et émotionnel qui ancre la famille et offre une sensation de sécurité et de complétude. Dans leur relation, malgré les crises et les épreuves, Emma demeure une figure de stabilité, incarnant pour son époux cet archétype féminin de la Grande Mère, qui nourrit soutient et maintient l’intégrité psychique.
L’analogie entre la femme Elgonyi et Emma réside également dans leur capacité commune à incarner une forme de totalité et de complétude. Cette qualité n’est pas seulement une question de présence physique, mais de présence psychique, un ancrage spirituel et émotionnel qui reste constant, que l’autre soit physiquement présent ou non. En ce sens, Emma semble incarner pour Carl Gustav ce même type de centre magnétique, le point fixe autour duquel son propre développement psychologique et spirituel peut se structurer.
Le sacrifice du pélican : un miroir du couple Jung ?
Ainsi, le choix ornemental du pélican, en tant que symbole alchimique, pourrait bien constituer un élément clef pour comprendre la dynamique du couple Jung. Ce mythe, où l’oiseau se lacère pour nourrir ses petits de son propre sang, reflète à la fois les défis et les transformations profondes qu’ils ont traversés ensemble. Cette image puissante incarne la mort nécessaire à la régénération, un principe fondamental de l’alchimie. Non seulement le pélican symbolise la purification et la sublimation, mais il représente aussi l’archétype du sacrifice et de la renaissance. Emma, dans ce contexte, agit comme un pilier central et une source de stabilité dans la vie de Carl Gustav.
À travers ce symbole, nous pouvons déduire un parallèle avec leur expérience : la transformation, personnelle et partagée, souvent marquée par des épreuves et des crises, est essentielle à l’individuation. Le pélican devient alors une métaphore puissante de leur parcours relationnel, symbolisant la capacité d’Emma à incarner une fonction de centrage et de régénération psychologique. En ce sens, le pélican reflète la dynamique complexe et évolutive de leur relation, illustrant leur quête commune de sens et de compréhension intérieure.
En nous invitant à poursuivre la visite, Denise attirera notre attention sur une multitude de détails significatifs présents dans toutes les pièces de la maison, y compris, bien sûr, dans le cabinet de consultation du célèbre fondateur de la psychologie des profondeurs. Là, dans une ambiance en clair-obscur se trouve, face au bureau de Carl Gustav, un objet dissimulé sous une épaisse tapisserie. Ce mystère pourrait bien être le sujet d’une future exploration détaillée, offrant peut-être un aperçu fascinant lors d’un prochain article.
Impressions de Bernard Hort
Quelques pistes pour préparer la visite
Aller à la maison de Jung , c’est prendre le temps de faire un long chemin, et vivre une attente croissante… Avant même l’arrivée, se donne beaucoup à penser, à intégrer et à sentir.
Nous aimerions partager ici quelques-unes des réflexions qui nous ont aidé à préparer la visite, et à décanter l’afflux de questions qui accompagne ce temps d’approche. Il ne s’agit évidemment que de pistes possibles. A chaque voyageur d’aller puiser aux sources, de vivre son acheminement et d’inventer son propre prélude.
Jung et la Suisse
Il y a l’universel et le particulier, la psyché objective et l’infinie variété des circonstances. Aller à Küsnacht, c’est rencontrer ce paradoxe. Longeant les berges du lac de Zurich, on sent le poids de l’histoire et de la géographie. On découvre des paysages vallonnés, une paix lacustre, un environnement fortement paysagé. Jung était suisse.
Mais comment le conciliait-t-il avec son intérêt pour les horizons les plus vastes, son écoute de l’Orient, son envie de voyages, ses contacts internationaux incessants et essentiels ? Comment a-t-il transfiguré cette tension, et fait ici aussi « coïncider les opposés » ? On est saisi par la question quand on approche du portail de sa demeure.
Jung s’en est expliqué avec profondeur dans un article publié dans Aspect du drame contemporain (p. 93), « Signification de la Suisse dans l’analyse spectrale de l’Europe ». Il y répond.
Au comte Hermann von Keyserling, un célèbre aventurier qui affichait son peu d’estime pour la Suisse, « peuple d’hôteliers », matérialiste et sans grandeur, Jung répond :
« Je ne voudrais en rien (…) donner l’impression que je tente de métamorphoser en valeurs nos défauts nationaux (…). Je ne nie pas le manque de grâce, de vertus et la laideur du caractère purement terrien, mais je le conçois comme une donnée et je cherche à approfondir son ‘sens’ européen » (p. 112).
En effet, si l’Europe a pu accoucher d’œuvres sublimes,
« L’intellectualité, la spiritualité sont elles-mêmes entachées du danger qu’elles déracinent l’homme, qu’elles l’arrachent à sa terre, qu’elles l’enthousiasment, lui faisant tenter des envolées semblables à celles d’Icare, le laissant à la fin s’enliser dans des choses sans fond » (p. 110).
Par ses défauts et limitations mêmes, la Suisse a donc, selon Jung, un rôle compensatoire à jouer. Elle rappelle à l’intuitif, au créateur, à l’artiste, la nécessité d’incarner son propos et de vaincre l’inflation psychique.
Dans l’esprit de Jung, les pesanteurs et les petitesses helvétiques sont reconnues, mais transfigurées. Sous sa plume, les usages précautionneux de la Suisse acquièrent un sens universel et ouvert, dès lors que l’on considère psychologiquement leur fonction. Il fallait vraiment être Jung pour faire ainsi coïncider racines locales et cosmopolitisme dynamique !
Comment faire l’histoire de Jung ?
C’est aussi une question qui peut se poser pendant ce temps d’approche. Un Musée, pourquoi ? Des expositions, des brochures, des flyers sur Jung, pourquoi ? Car Jung nous offre une psychologie « avec âme », qui voudrait favoriser elle-même un monde « sans perte d’âme ». Et la pure connaissance historique de détail va souvent dans le sens contraire. Une importance excessive accordée à l’histoire peut, manifestement, nuire à la vitalité et à la créativité !
Quelqu’un l’avait bien vu : Friedrich Nietzsche, un homme dont Jung partageait l’ambition de donner un sens singulier à la vie, tout en se méfiant fortement de son incapacité à dominer ses pensées.
Ainsi, dans sa Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historique pour la vie(1874), Nietzsche, confronté à une inflation d’études historiques, souligne fortement que l’histoire ne doit pas seulement être un moyen d’érudition, mais aussi une source d’inspiration et de création.
Dans ce cadre, il distingue et examine :
- L’histoire monumentale, qui célèbre le génie des grands hommes. Cette démarche est certes exaltante. Mais elle peut induire un rejet paralysant du présent, qui risque d’être considéré comme n’étant jamais « à la hauteur » des plus grandes figures du passé.
- L’histoire antiquaire, qui se centre sur la connaissance des détails, sans être capable d’en tirer des leçons pour la vie réelle. C’est une étape utile, mais qui peut engendrer une stagnation et une démission existentielles.
- L’histoire critique, qui met en question le passé et le juge sévèrement avec les critères contemporains ! Cette démarche peut aider à prendre du recul, mais aussi nous faire passer à côté de ce que nos héritages ont à nous donner, voire à nous inspirer, aujourd’hui même.
Aucune de ces trois approches n’est donc autosuffisante. Manifestement, une pratique de l’histoire au service de la vie et de la créativité ne pourra naître que d’un échange permanent entre ces trois perspectives, que d’une alternance inventive et dynamique entre elles !
Une belle démonstration
Or justement, par sa disponibilité, son ouverture à nos questions, sa compétence et sa capacité à sentir le « fond psychique » de la discussion et à la réorienter sans cesse, notre guide, Madame Denise Rudin, a su faire alterner de façon captivante ces trois manières de faire de l’histoire. Son exposé passait de l’une à l’autre avec autorité et sérénité, de sorte que le Jung dont elle nous parlait n’était ni monumentalisé, ni fossilisé, ni dépassé, mais vivant, et, surtout, inspirant.
À mesure que le temps avançait, le récit de notre guide gagnait tranquillement en profondeur. Il se faisait de plus en plus interactif et propice à éveiller la réflexion personnelle. Elle nous a ainsi fait expérimenter concrètement une pratique de l’histoire dynamique et créative. Et elle nous a montré qu’un art muséal au service de la vie, et même de l’individuation, était parfaitement possible. Ce souvenir-là aussi, nous le gardons précieusement de la maison de Jung.
Rachel Huber et Bernard Hort – Septembre 2024
A lire également
- Lieux de vie de Carl Gustav Jung
- Bernard Hort souligne l’importance de l’oeuvre de Jung (entretien mené par Rachel Huber)
- La légende du graal, étude d’Emma Jung reprise par Marie-Louise von Franz.