Marie-Laure Colonna partage ici les grandes lignes de sa pensée autour de son ouvrage Les facettes de l’âme – La fusion entre l’esprit et la matière. Dans un dialogue avec Rachel Huber, elle retrace son parcours analytique, évoque les figures mythiques qui l’ont guidée, et approfondit des thèmes essentiels comme l’alchimie intérieure, l’érotique de l’âme ou la conscience universelle. Une traversée vivante entre clinique, symboles et spiritualité, au cœur du processus d’individuation jungien.
Sur cette page :
- Une question fondatrice : « Suis-je vraiment présente ? »
- Une filiation analytique entre transmission et destin
- Unification corps–âme–esprit : l’analyse comme ascèse
- Des symboles vivants et leurs échos mythiques
- Le rêve comme médiateur de l’âme et de la guérison
- Alchimie onirique : quand l’esprit clivé devient dévorant
- Érotique de l’âme et dynamique du transfert
- Le cadre : un art du lien et de la justesse
- Inceste symbolique, archétypes familiaux et Conjonction
- Le filet d’Indra : une conscience en résonance
- Écopsychologie et alchimie : guérir l’âme, guérir la terre
Rachel Huber : Marie-Laure, dans votre ouvrage, Les facettes de l’âme – La fusion entre l’esprit et la matière, vous racontez qu’un matin d’été, à l’âge de vingt-sept ans, une question vous a saisie alors que vous étiez allongée dans l’herbe : « Suis-je vraiment présente ? ». Cette question vous a conduite à plonger, comme vous le dites avec humour, « tête la première dans la grande marmite de l’analyse jungienne ». Pourriez-vous revenir sur les racines de votre démarche et nous parler de votre filiation analytique ?
Marie-Laure Colonna : Ça, c’est une grande question ! En fait, je me suis demandée si j’étais vraiment présente parce que, comme je l’explique dans mon introduction, j’étais allongée sur une pelouse quand, tout d’un coup, j’ai vu un papillon bleu. J’étais en Normandie et, bien que les petits papillons bleus soient assez fréquents ici, celui-ci était magnifique. Je me suis alors interrogée : « Est-ce que je suis vraiment là, avec ce papillon, dans cette nature simple et ensoleillée ? »
La réponse fut non, je ne me sentais pas réellement là. J’avais l’impression d’être entourée par une espèce de coque de brume obscure. Ayant un peu pratiqué le zen quand j’étais plus jeune, je me rendais déjà compte des moments dans lesquels on est en transparence, disons, avec le monde, et des moments dans lesquels on ne l’est pas du tout. Je venais de perdre l’un de mes frères. J’avais deux frères jumeaux et celui-là venait de mourir d’un cancer au cerveau, qui s’était développé sur un an, ce qui m’avait plongée dans un deuil profond. Pendant les semaines qui suivirent, je constatai que cela réactivait de nombreux deuils vécus durant mon enfance, et que cet événement touchait une zone où ils étaient encore en activité.
C’est alors que, déjà suivie en thérapie depuis quelques mois, j’ai décidé de plonger véritablement dans cette grande marmite, comme on dit, car les études de philo que j’avais faites auparavant restaient trop « mentales », si vous voulez, et ne me permettaient pas d’aller au-delà de ce nouveau traumatisme. J’ai ainsi initié ce changement à partir de ces instants, guidée par ce petit animal totem qu’avait été le papillon. D’ailleurs, je vais vous dire : curieusement, j’ai toujours été suivie, ensuite par des papillons dans des tournants importants de la vie. J’ai à nouveau été entourée de papillons, de façon tout à fait synchronistique lors de certains deuils ultérieurs. Et les papillons sont les symboles de l’âme. « Psyché », depuis le grec ancien Ψυχή, jusqu’en grec moderne signifie papillon et âme ; le papillon incarne l’âme.
Lorsqu’on s’engage, que ce soit dans une longue analyse ou sur un chemin spirituel, une véritable voie de sagesse s’ouvre à nous. Bien sûr, il n’existe pas qu’une seule méthode. Les Chinois l’avaient déjà compris il y a plus de 2500 ans, à travers des pratiques de type taoïste, puis zen qui se sont ensuite diffusées au Japon. De nombreuses traditions, au fil des siècles, enseignent à mettre le corps, l’âme et l’esprit en syntonie. Cela permet de se sentir centré. Et il ne s’agit pas simplement d’une idée, d’une sensation ou d’une émotion, mais bien d’une perception profondément intime.
Grâce à votre pratique du zen, vous aviez déjà éprouvé cette qualité de présence à vous-même. Aussi, lorsque, allongée dans l’herbe, vous avez ressenti ce décalage — cette impression de ne pas être véritablement là — est-ce cela qui vous a conduite à approfondir la démarche ?
Exactement, mais je l’avais parfois par fragments. Parce que dans le Zen, comme dans le Yoga ou d’autres pratiques de ce type, lorsque vous êtes en méditation et que cette méditation est à peu près réussie, vous pouvez connaître des instants fugitifs de présence. Mais l’enjeu, surtout en avançant en âge, c’est d’habiter cet état de façon de plus en plus constante, et non pas seulement à travers une demi-heure de méditation ou autre. C’est une ascèse. En grec, askêsis, cela signifie « exercice ». Comme l’analyse : c’est une pratique à laquelle on s’adonne, qui vous absorbe sur un temps long. Et, peu à peu, on s’aperçoit que ces plans — du corps, de l’âme et de l’esprit — au lieu de s’opposer comme c’est souvent le cas dans la culture occidentale, commencent à s’unir, à s’amalgamer, d’une manière alchimique, si vous voulez. C’est d’ailleurs ce qui fonde mon intérêt pour l’alchimie : c’est précisément ce qu’elle cherche.
Et je dirais qu’il y a des temps, dans la vie, où il faut vraiment s’astreindre à l’analyse, parce que c’est une démarche difficile.
Ah oui ! Il y a des moments où c’est extrêmement douloureux, bien sûr.
Dans votre parcours, les symboles tiennent une place essentielle, comme c’est le cas dans la psychologie jungienne. Y a-t-il des symboles particuliers qui ont marqué votre cheminement intérieur ? Comment ces symboles ont-ils influencé votre processus d’individuation ?
Sur le moment, en lisant votre question, je me suis dit : « Oh là… moi ? des symboles ! » Et puis je me suis souvenue que j’avais justement publié mon ouvrage, Réenchanter l’Occident en 2019, à partir de grands symboles qui m’ont profondément animée : ceux de l’eau, de la mer, de la Méditerranée, des dieux liés aux poissons. Mais ce ne sont pas uniquement mes symboles, ce sont aussi ceux qui marquent l’aube de la conscience occidentale. Ce qui est précieux dans notre tradition, c’est qu’elle pousse le sujet, comme le Héros des mythologies anciennes, à suivre un chemin semé d’épreuves initiatiques afin de créer de la conscience : déchirements, blessures, démembrements, voire crucifixion, comme dans le cas du Christ. C’est un parcours de mort et de renaissance. Le processus d’individuation aujourd’hui suit un chemin tout à fait analogue.
Dans Réenchanter l’Occident, j’ai choisi de m’appuyer d’abord sur le couple égyptien d’Isis et Osiris. Osiris le dieu Lune, après avoir été découpé en quatorze morceaux par son frère jaloux Seth, est recherché par la déesse Soleil Isis, sa sœur-épouse éplorée, tout au long du Nil. Elle parvient à retrouver treize morceaux ; le quatorzième, son phallus, a été avalé par un lépidote, une carpe du Nil. Un poisson fameux dans la mythologie, au point qu’une ville de Haute-Égypte portait son nom. Déjà, nous voici dans un thème de mort et de renaissance. Isis façonne un phallus d’argile avec la terre féconde du Nil, s’unit à Osiris, et de cette union naît Horus, l’ancêtre de tous les pharaons.
Puis j’ai évoqué Dionysos dieu du vin, de la fête et de l’extase, qui lui aussi est un dieu du morcellement. Dès sa petite enfance, il est pourchassé et mis en pièces par les Titans. C’est un dieu de l’individuation, mais son chemin est vraiment sinueux. Né de Zeus et d’une mortelle, Sémélé, il erre jusqu’en Asie, commet des crimes, puis célèbre des fêtes orgiaques. Le si séduisant Dionysos est une figure profondément ambivalente. Un jour, il rencontre la Grande Déesse— Rhéa-Déméter-Cybèle — déesse des profondeurs de la terre, du corps et des récoltes et il accepte sa loi. C’est alors qu’il commence à mûrir. Puis, sur l’île de Naxos, il trouve Ariane, abandonnée par Thésée, pleurant sur la grève. Elle veut mourir. Dionysos apparait avec son cortège de bacchantes, de satyres, au son des tambours et des sistres : une grande fête envoutante. Même les buissons et les algues se tortillent en rythme sur la plage. Ariane s’éveille à cette nouvelle vie et tombe raide amoureuse. Ils vivront un amour à la fois sage et passionné, ce qui est aussi rare dans l’Antiquité qu’aujourd’hui. Zeus, en signe de bénédiction, les transforme en constellation immortelle : une couronne d’étoiles. Dionysos est un dieu qui m’émeut beaucoup parce qu’il est, au départ, presque totalement fou. On dirait aujourd’hui qu’il est vraiment borderline.
L’individuation n’est donc pas une voie réservée à ceux qui seraient nés naturellement équilibrés, sages, pondérés, raisonnables… Non. Dionysos est « cinglé » au début, et c’est précisément cela qui rend son chemin vers l’unité intérieure si profondément parlant. Il est lié aux profondeurs aquatiques parce qu’il a pardonné à des pirates qui l’avaient enlevé. Ils le reconnaissent parce que des pampres de vigne commencent à grimper en guirlande le long des voiles. Épouvantés ils se jettent à la mer et Dionysos les transforme en dauphins. C’est aussi le seul dieu grec à pouvoir plonger jusque dans l’Hadès à travers les eaux du lac de Lerne. Il en ramènera sa mère Sémélé.
Peut-on dire qu’il existe un fil conducteur, dans le parcours de Dionysos, un principe qui, malgré ses égarements et sa dispersion, le guide vers une unité transfigurée dans sa rencontre avec la Grande Déesse ?
À partir du moment où Dionysos obéit à la déesse, à la figure féminine, il y a une rupture avec sa précédente relation à Zeus. Tant qu’il était le fils de Zeus – le feu du Ciel, il refusait la « loi du Père ». Il faut dire qu’il avait fini sa gestation dans la cuisse de Zeus-Jupiter après la mort de sa mère. Sémélé avait demandé à Zeus de le voir sous son aspect divin. Zeus finit par accepter, se change en éclair et Sémélé tombe foudroyée. Mais lorsqu’il rencontre la loi de la Déesse-Terre quelque chose cède en lui. Il s’assouplit et, littéralement, il s’assagit. Cela reste une situation rare dans la Grèce antique, car ici c’est bien la loi plus ancienne de la Déesse-Nature qui prime sur celle de l’Olympe, sur celle de Zeus.
J’ai également abordé Apollon, le Dieu-Soleil, le plus beau de tous les dieux. Apollon partage à Delphes son sanctuaire avec Dionysos. Quand le froid commence à s’installer, Apollon, ne supportant pas l’hiver, se retire dans les îles Hespérides. Alors Dionysos prend sa place jusqu’au printemps. Apollon a le dauphin comme animal-totem car le temple de Delphes, Delphi en grec, se prononce comme delphis le dauphin qui signifie aussi l’utérus, puisque le dauphin est un cétacé. Mais Apollon a un problème : C’est une pure abstraction, la lumière, le soleil. Il a besoin de l’énergie chtonienne de Dionysos, de ses forces souterraines, pour se compléter. En grec, khthṓn désigne la terre profonde, celle des grottes sacrées, bien différente de la terre des champs.
Apollon est un dieu incomparable, le plus beau de l’Olympe, mais il est malheureux en amour. Chaque fois qu’il tombe amoureux, cela échoue tragiquement. Il poursuit diverses jeunes filles, comme la nymphe Daphné transformée en laurier, ou garçons, comme Hyacinthe, mais son destin est marqué par la perte. Un jour, en s’exerçant au lancer de disques, Le vent Zéphir dévie sa trajectoire et il frappe accidentellement Hyacinthe, qui meurt sur le coup. Désespéré, Apollon enterre son amour et des jacinthes fleurissent sur sa tombe en souvenir de lui. Ce qui est frappant chez Apollon, c’est qu’il est trop idéal trop lumineux, d’où par compensation ses amours ratées. On disait en Grèce que la musique d’Apollon était si parfaite, qu’elle endormait tous ceux qui l’écoutaient. À l’opposé, la musique de Dionysos, qui l’entoure à son arrivée à Naxos pour découvrir Ariane, est endiablée et possède une puissance à réveiller les morts ! Ce contraste met en lumière l’équilibre, fondamental pour l’âme humaine, entre l’énergie spirituelle éthérée d’Apollon et l’énergie terrestre et vitale de Dionysos. L’une ne va pas sans l’autre.
J’ai ensuite évoqué le Christ. Le Christ, qui a été supplicié sur la Croix. Après sa mort et sa résurrection, les successeurs des apôtres, persécutés par les Romains, ont adopté au deuxième siècle le symbole du poisson, Icthus en grec, pour se réunir. Ce qui nous ramène au lien avec l’eau de l’âme. À Paris, alors que j’écrivais ce livre, j’ai remarqué que des groupes de jeunes chrétiens utilisaient souvent encore le symbole du poisson comme emblème, que ce soit sur des sites internet, sur des portes, ou même dans des taxis. À chaque fois que j’ai demandé pourquoi ce petit poisson apparaissait, les jeunes me répondaient : « C’est en souvenir du Christ. » En grec, « icthus » signifie poisson, mais il sert également d’acronyme pour « Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur ».
Enfin, j’ai abordé la figure d’Orphée, dont les chants poétiques sont si beaux que les animaux sauvages l’entouraient pour les écouter. Lorsqu’il perd sa compagne Eurydice et va la chercher dans les enfers, on lui impose une condition : ne pas croiser le regard de sa femme tant qu’ils ne sont pas sortis de l’Hadès. Cependant, incapable de résister à l’envie de la revoir, Orphée se retourne au moment où ils sont sur le point d’être libres et à cet instant, Eurydice est ramenée dans l’Hadès. Dévasté, Orphée reprend son chemin en pleurant, retournant au monde habituel. Passant sa vie en pleurs à chanter ses merveilleux poèmes, il finit par attiser la fureur des ménades de Dionysos. Celles-ci l’attrapent et le réduisent en morceaux. Nous revenons donc à ce motif récurrent de la déconstruction du héros, une épreuve profondément douloureuse.
On dit que la tête d’Orphée, qui continuait de chanter, a flotté jusqu’à l’île de Lesbos escortée par les poissons et les dauphins. Elle y a prononcé pendant des siècles des oracles dans le temple. Ce mythe illustre la transformation d’un héros dont la sagesse, acquise par les souffrances endurées jusqu’à la mort, deviendra une source d’inspiration pluriséculaire à travers les rites orphiques. Les communautés grecques feront du poète amoureux Orphée le chantre d’une sagesse éternelle. Apollon et les Muses placeront sa lyre dans les cieux, c’est la constellation de la Lyre, visible dans tout l’hémisphère Nord.
Ces cinq figures divines, Osiris, Dionysos, Apollon, Orphée et le Christ, qui ont traversé la conscience occidentale pour en engendrer la naissance tout autour de la Méditerranée, sont donc toutes liées au poisson, symbole des profondeurs et des étincelles de l’âme. Mais il ne s’agit pas ici de héros qui naissent dans la douceur, bercés par leurs parents, pour se développer progressivement vers la sagesse et l’illumination. Non, ce sont des êtres à la fois divins et profondément humains qui sont démembrés, malmenés par des épreuves fondamentales et des transformations, des transmutations, semblables à celles que l’on rencontre dans l’analyse, au fil des étapes de mort et de renaissance de soi-même. Au fil des étapes alchimiques.
Vous avez donc, vous-même, vécu un parcours de démembrement, avec des morts et des renaissances multiples ?
Oui, comme tous les analysants engagés dans un parcours d’individuation. Cette phase de l’analyse personnelle comporte cette étape dite de l’Oeuvre au noir en alchimie et c’est cela, ce passage par la mort qui vous guérit.
Je reviens donc sur ma question concernant votre filiation analytique.
Au départ, je n’étais pas encore en analyse. J’étais suivie par une thérapeute jungienne, qui était l’élève de celui qui est devenu, par la suite, mon analyste, Luigi Aurigemma. Après la mort de mon frère, un ami m’a conseillé : « Commence une analyse, cela t’aidera bien plus que la philosophie, en bref. » J’ai donc entamé quelques séances avec elle. J’avais alors des rêves d’une grande intensité archétypique, précisément parce que je venais de traverser ce deuil profond. Elle s’est vite aperçue que cela pouvait être trop puissant, trop dangereux peut-être, et elle se demandait si j’allais pouvoir supporter cette épreuve.
Au bout de quelques mois, elle m’a orientée vers Luigi Aurigemma. Il était déjà très connu et respecté en Italie, à la fois historien et analyste, et il venait de publier un ouvrage intitulé Le Signe zodiacal du Scorpion dans les traditions occidentales, de l’Antiquité gréco-latine à la Renaissance. Étant déjà passionnée par l’astrologie, qui est une véritable floraison de symboles illustrant les douze facettes de l’âme humaine, pour reprendre le titre de mon livre, j’ai trouvé cela fascinant. Lorsque j’ai découvert qu’il avait écrit cet ouvrage extrêmement érudit, nourri de très nombreuses références antiques, j’ai immédiatement ressenti le désir de travailler avec lui. Ces années d’analyse ont donné un véritable sens à ma vie. Elles m’ont permis d’élaborer, d’une manière presque alchimique, ce deuil très profond de mon frère, ainsi que les précédents.
Je ne suis donc pas arrivée en analyse pour parfaire un peu l’état de sagesse dans lequel je me serais soi-disant déjà trouvée, mais au contraire, parce que je me disais, en quelque sorte, que la prochaine sur la liste, c’était moi. Il y avait eu tellement de morts accidentelles depuis ma petite enfance -j’ai perdu ma mère à l’âge de deux ans et là, j’avais vingt-sept ans, – qu’il y a eu un moment précis où je me suis dit : « Il y a là quelque chose de très étrange que je dois comprendre, autrement, moi-même, je vais mourir. » Ainsi, en plongeant dans la grande marmite de l’analyse jungienne, il ne s’agit pas, au départ, de monter, mais bien de descendre vers les constituants personnels et transgénérationnels qui ont produit les problèmes, ou les difficultés, inhérentes à ce groupe familial. Il ne s’agit pas seulement de les comprendre sur un plan historique et intellectuel, mais aussi de les amalgamer, de les refaçonner, afin que ce terreau mortifère puisse se transformer en terre vivante. C’est là l’expérience de nombreux individus qui entament une analyse approfondie. Après cette démarche, quelques années plus tard, je suis devenue analyste moi-même.
Après avoir travaillé avec Luigi Aurigemma, je suis entrée dans la Société Française de Psychologie Analytique (SFPA). Il y a des statuts à respecter : après trois ou quatre ans d’analyse personnelle, il faut changer d’analyste et consulter ce que l’on appelait à l’époque un didacticien. C’est ainsi que j’ai fait mon analyse didactique avec Pierre Solié, aujourd’hui décédé. Il a laissé une œuvre d’une grande richesse, tant au niveau clinique que mythologique, ce qui me passionnait car il expliquait les psychoses à partir des grands mythes occidentaux. Il écrivait des ouvrages assez complexes et parfois difficiles à lire, car son style était foisonnant et il ne se souciait pas toujours de la clarté. En réalité, il m’a fallu avoir un transfert très immédiat en ouvrant La Femme Essentielle, son ouvrage majeur, pour plonger dans son œuvre et l’étudier en long, en large et en travers, ce que je ne ferais plus maintenant, je le reconnais.
Ensuite, nous poursuivons notre formation à la SFPA pendant trois ou quatre années, au cours desquelles nous sommes suivis dans une analyse dite de contrôle. Pendant cette période, un analyste vous supervise, et vous exercez également en tant que praticien. Pour ma part, j’ai eu la chance d’être supervisée par une femme qui m’a beaucoup apporté : le Docteur Hélène Wiart-Teboul, psychiatre de profession. Ces années de formation m’ont donc permis d’acquérir une base essentielle : une solide formation en psychopathologie. Cette formation est indispensable, car il est crucial de savoir reconnaître, dès les premiers moments où quelqu’un vient consulter, si cette personne présente des symptômes de psychose, ou si elle est simplement affectée par des difficultés personnelles, familiales, etc. Dans le premier cas, il ne serait pas approprié de traiter la personne en tête-à-tête. Jung lui-même était psychiatre, et cela a eu une importance capitale dans son approche analytique ultérieure. Par ailleurs, la théorie freudienne soutient l’analyste à ce stade, notamment en ce qui concerne le diagnostic des pathologies.
Pour moi, les théories psychanalytiques se superposent et se complètent comme des poupées russes : elles ne s’opposent pas, mais s’intègrent, plus ou moins harmonieusement bien sûr. Ce que je vous dis ici c’est typique du logos féminin, qui permet d’embrasser les complémentarités plutôt que de se battre à coups de théories.
Enfin, la formation s’achève par la rédaction d’un mémoire. À cette période, j’étais en analyse avec Henri Duplaix, avec qui s’était instauré une relation de proximité amicale. Je ne voulais plus entendre parler de schéma transférentiel ni de cadre rigide. Il avait beaucoup écrit, notamment aux éditions du Martin-Pêcheur. C’était un homme truculent, jovial, généreux dans ses propos comme dans sa présence. Un jour, il me lança, non sans humour : « Maintenant que je suis ton dernier analyste, crois-tu qu’il y ait un transfert ? » Je lui répondis : « Écoute, je prends ma petite voiture chaque semaine pour venir jusqu’à Montfort-l’Amaury, rien que pour cette fin d’analyse. Il y a certainement un transfert. On verra bien ce que disent mes rêves. » La semaine suivante, je revins avec un rêve très marquant : j’étais dans une grande maison, au sous-sol, avec lui, dans une immense cuisine d’autrefois, dans le style de celles du XIXe ou du début du XXe siècle. Au centre, trônait un four à feu ouvert ; tout autour, de nombreux récipients en cuivre, parfaitement entretenus, brillants. Ce rêve était limpide : l’atmosphère était profondément nourricière. Je me souviens très bien de la lumière sur les cuivres, de la chaleur, de la disposition de l’espace… Oui, il était sans aucun doute une figure nourricière dans cette ultime étape du processus analytique.
L’attitude que l’analyste adopte en séance ne consiste ni à se taire systématiquement, ni à répondre depuis sa propre subjectivité, mais à se rendre disponible, dans une forme de transparence, à ce qui cherche à advenir à travers soi. C’est bien différent de celle que l’on a dans le cours ordinaire de l’existence. Cela s’apparente à une pratique méditative comme le yoga : des centaines, voire des milliers d’heures de séances façonnent en vous un certain centrage. Ce centrage se manifeste dans les moments de dialogue authentique avec un analysant ou un proche, dans une rencontre significative ou encore dans le cadre d’une conférence. Il naît de cette longue expérience du face-à-face avec l’analysant, où l’on apprend à se tenir dans l’écoute et la présence justes.
Dans votre ouvrage, vous parvenez à relier théorie jungienne et clinique avec une clarté remarquable. Dans le chapitre Guérir d’Osiris, vous explorez le thème de la guérison à travers la mythologie égyptienne. Comment ces mythes peuvent-ils nourrir une pratique analytique et favoriser une transformation psychique ?
Je vous propose, pour répondre à cette question, le rêve d’Alix, une analysante :
« Après une série de rêves qui mettaient en scène des félins, Alix rêve de trois petites chattes. Ce sont trois petites chattes de gouttière tricolores, comme on en voit partout à la campagne. Mais une voix dit à la rêveuse que ces chattes si banales sont en réalité les filles de la déesse Bastet, la déesse égyptienne de la féminité, qui est d’ailleurs personnifiée par une chatte altière dans la statuaire égyptienne. La voix lui dit aussi que la déesse Bastet elle-même est la fille aimée et la servante de la grande déesse Isis qui gouverne le ciel étoilé et les rythmes de la nature tout entière.
Ainsi, voit Alix la rêveuse, il n’y a pas de séparation de fond entre les plans de la matière, de l’âme et de l’esprit, mais au contraire une relation qui les tient ensemble étroitement emboîtés. Il n’y a pas de contradiction entre le matériel et l’immatériel, la terre et le ciel, qui tous deux forment une unité dans l’ordre du macrocosme de l’univers et du microcosme humain. Il n’y a pas d’hostilité entre le plan du principe et celui de la manifestation parce que la création, jusque dans ses plus petites cellules, exprime la splendeur du Voile d’Isis et ses chatoiements infinis. L’inspiration créatrice et ses créatures se croisent au plan médian de l’âme symbolisé par la forme composite de Bastet la déesse chatte. Les énergies corporelles et spirituelles se rencontrent dans le cœur et se réalisent dans l’incarnation de la conscience et son développement selon la loi mesurée de la déesse qui régit les rythmes et les cycles du cosmos tout entier. »
C’était le rêve d’une femme élevée dans une famille très traditionnelle, où l’on valorisait presque exclusivement l’immatériel et l’aspiration à une spiritualisation du corps. Or, ses rêves, peuplés d’animaux, notamment de chats, lui enseignaient qu’il existait une sagesse propre à l’instinct, à la création, aux pulsions, et que cette sagesse était médiatisée par la présence de déesses féminines. Il ne s’agissait pas pour autant de se livrer à une vitalité exacerbée ni à une sexualité dévoyée, mais bien d’entrer dans un rapport ajusté au corps et à l’énergie pulsionnelle. La Grande Déesse, que l’on pourrait désigner ici comme le Soi féminin d’Alix, était présente pour réguler les temps d’incarnation, le tempo intérieur entre, d’un côté, l’expérience vécue, et de l’autre, les moments où il convenait au contraire de symboliser, sans mettre en acte les pulsions qui cherchaient à s’exprimer. Il ne s’agissait donc pas pour le moi de trancher seul et de manière arbitraire : « je vis cela » ou « je ne vis pas cela », mais d’apprendre à écouter ce principe intérieur, enraciné du côté du féminin, qui indiquait avec justesse, au-delà des volontés conscientes, ce qui pouvait être vécu et ce qui devait, au contraire, être retenu ou symbolisé.
Le songe serait-il, dans cette perspective, le lieu privilégié où s’opère l’intégration intérieure, là où l’inconscient, en dialoguant avec les images mythiques, initie un véritable mouvement de guérison ?
Oui, en tout cas, on en a déjà une perception, comme dans ce rêve où il est dit que la Grande Déesse Chatte est la fille d’une déesse encore plus puissante : Isis. Isis qui règne à la fois sur les cieux et sur la terre, et qui incarne un principe d’organisation à l’échelle du microcosme humain comme à celle du macrocosme universel. Parce qu’elle est souveraine de la terre autant que du ciel, elle médiatise, pourrait-on dire, la possibilité de spiritualiser le corps comme de corporaliser l’esprit.
Je me souviens d’une analyste d’enfants très reconnue, aujourd’hui disparue, Denyse Lyard, grande admiratrice du psychanalyste Erich Neumann. Lors d’une conférence que je n’ai jamais oubliée, elle avait parlé de l’esprit dans sa forme dangereuse parce qu’ excessive. Elle racontait un cas clinique où, faute de médiation, ce sont les forces spirituelles elles-mêmes qui menaçaient d’emporter l’analysante vers une forme de destruction. Elle avait cité un rêve dans lequel l’esprit était représenté par un énorme loup. Mais ce loup là n’était pas le symbole des pulsions sexuelles de la rêveuse : il figurait littéralement l’excès d’esprit. Un esprit devenu dévorateur, qui risquait de mettre en péril sa vie psychique, comme physique. Une telle image exprimait aussi une spiritualité excessive coupée des racines corporelles. Jung disait que l’esprit est un instinct au même titre que la faim, l’agressivité ou la sexualité.
J’avais trouvé cela vraiment intéressant : dans sa pratique, où elle accompagnait également des patients psychotiques, Denyse Lyard voyait donc que le spirituel clivé pouvait, lui aussi se manifester dans les rêves sous la forme d’un animal dévorateur. Dans ce cas, les animaux ne sont plus uniquement des figures de l’instinct corporel : ils expriment aussi le dérèglement d’une énergie archétypique insuffisamment intégrée. Et, notons que Jung s’est séparé de Freud, entre autres parce qu’il considérait que la spiritualité est instinctuelle, au même titre donc que l’instinct de survie, ou la volonté de puissance.
Le chapitre Les feux du dedans met en lumière les liens profonds entre la psychologie jungienne et l’alchimie. Vous mentionnez notamment Gerhard Dorn, qui décrit une alchimie spirituelle axée sur l’union des opposés – masculin et féminin, conscient et inconscient, esprit et matière. Dans votre pratique, vous évoquez également ce « curseur » qui ramène l’âme au centre lorsqu’il y a perte d’équilibre. Pourriez-vous nous parler de cette notion et de ses manifestations ?
La plupart du temps, les rêves fonctionnent un peu comme un balancier. Si quelqu’un pousse trop loin dans une direction, il va recevoir des rêves qui la ramèneront vers le centre, en caricaturant son comportement. Pour illustrer cela, je vais vous raconter un rêve que j’ai reçu dans une situation bien particulière. Il y a une quinzaine d’années, à Florence, se tenait un congrès international, comme ceux que nous avons tous les trois ans. J’avais profité de cet événement pour rencontrer plein de gens ; j’aime beaucoup les rencontres internationales ; et aussi pour visiter Florence bien sûr et assister à des concerts, notamment à Fiesole, ce que je ne voulais surtout pas manquer. Bref, je m’étais bien immergée dans l’extraversion.
Alors survient ce rêve :
« je me retrouve dans un hall d’aéroport, avec un attaché-case digne d’un PDG, et à l’intérieur, mon pauvre chat, Tao, un petit chat noir. Il miaulait désespérément, à la fois par peur de cet endroit impersonnel qui lui était étranger et parce que bien sûr, il n’avait rien à faire dans un attaché-case. Il était très malheureux. »
À ce moment-là, je me suis dit : « ça ne va pas du tout. » Il y avait quelque chose de névrotique dans cette image de l’âme de mon chat, torturée par l’excès d’extraversion que j’avais vécu dans ce congrès. J’ai décidé de ne pas aller au dernier dîner, qui, en général, réunit six cent personnes, ce qui n’est pas exactement un environnement propice à l’introversion. Je suis restée à l’hôtel et j’ai dormi à peu près dix-huit heures d’affilée ! Ici, on voit que l’âme animale m’a dit : « stop, je n’en peux plus ! »
Imaginons que je n’aie pas écouté ce signal, et que je sois allée à cette fête. J’aurais peut-être eu un petit accident, agi de manière imprévisible, fait quelque chose de maladroit, me prendre les pieds dans le tapis, ou me faire bousculer par une voiture… Vous voyez ce que je veux dire ? Ce sont des moments où l’on n’est pas centré et il vous arrive un pépin. Si je n’avais pas écouté mon âme-chat, j’aurais pu perdre le contact avec ce qui était juste pour moi.
Le curseur dans ce cas pourrait-il être vu comme toute manifestation de l’inconscient qu’il convient de prendre en compte ?
Tout à fait. Qu’est-ce que cela veut me dire…avant qu’on ne soit passé sous l’autobus, évidemment !
Dans La femme et le génie, vous écrivez, en suivant Jung, que la sexualité, lorsqu’elle est liée au spirituel, crée une « érotique de l’âme ». Pouvez-vous expliquer comment cette intégration se manifeste dans le processus d’individuation et quels bénéfices elle peut apporter, tant sur le plan intérieur que dans les relations affectives ?
Je dirais d’emblée qu’en tant que femme, il nous paraît assez évident que les manifestations amoureuses sont liées à un sentiment. Il est, pour nous, plus facile de parler d’érotique de l’âme, car, dès lors qu’elles ont atteint un certain degré de différenciation, les femmes tendent à ressentir que l’expérience amoureuse, le fait de tomber amoureuse, touche non seulement le plan corporel, mais également le plan psychique, l’âme. Cela doit avoir un sens, en somme. C’est d’ailleurs un problème très actuel.
Marie-Louise Von Franz a beaucoup écrit à ce sujet, soulignant que jusqu’au début du XXe siècle, on mariait les filles non pour des raisons affectives, mais parce que cela permettait d’unir des terres, des biens, des familles. Elle expliquait que le lien amoureux qui commençait alors de son temps à être permis au grand jour, était pour les femmes une véritable expérience de pionnières, car cela ne s’était pas produit pendant des centaines d’années. Autrefois, les mariages étaient d’abord arrangés par les familles, souvent des unions de raison, parfois avec des jeunes gens que l’on connaissait depuis l’enfance, des amis, des cousins, etc. Ce n’était pas si terrible, car il s’agissait souvent de proches avec qui l’on avait grandi, avec qui l’on avait joué.
Parallèlement, des relations amoureuses pouvaient se développer dans le secret, mais elles demeuraient dissimulées, selon le système familial et le milieu social dans lequel on évoluait. Sinon on pouvait aussi bien enfermer la fille en prison ou la mettre au couvent pour le restant de ses jours ! Marie-Louise von Franz a beaucoup insisté sur le fait que nous vivions les premières décennies où le sentiment amoureux pouvait désormais se vivre ouvertement, dans un cadre légal. En ajoutant que cela n’irait toutefois pas sans engendrer d’importantes fractures : complications extrêmes, divorces à répétition, et toutes les difficultés propres aux familles recomposées ou éclatées que nous connaissons aujourd’hui. Elle considérait qu’il s’agissait là véritablement de quelque chose, encore à l’état embryonnaire, presque enfantin. Une érotique de l’âme en train d’émerger dans la vie sociale, non sans pertes ni fracas.
Quant à moi, ce que j’ai souhaité souligner, c’est que, dans les relations de transferts, que l’on soit analyste ou analysant, il existe bel et bien une forme d’érotique de l’âme. C’est, par exemple, cette force d’attraction subtile qui fait qu’on vient vous voir, semaine après semaine, parfois durant des années. Il faut bien être porté par quelque chose relevant du transfert. Et c’est bien là une érotique au sens platonicien du terme. L’amour d’un être qui entraîne plus loin. Car il s’agit d’un lien qui ne doit pas se vivre dans le plan concret de la vie quotidienne. Et c’est précisément cette impossibilité, cette frustration, qui va enclencher une transformation. Le lien, en se heurtant à la limite du cadre analytique, active une énergie susceptible de faire évoluer les zones de l’âme qui demandent à être métamorphosées. Freud considérait ce processus comme fondamental.
Lors de sa première rencontre avec Jung, ils se retrouvèrent à Vienne dans un célèbre café en face de l’Université. Ils discutèrent durant treize heures d’affilée, notamment autour de cette question du transfert. Or, à partir du moment où ce lien transférentiel ne peut se vivre dans le plan concret, les tensions inhérentes à cette situation vont produire une transformation de nature alchimique. C’est comme si l’on déposait une matière crue et brute dans la cornue alchimique, dans l’athanor, et que l’analyste en régule le feu : un feu trop intense, un transfert trop passionnel, risque de carboniser l’œuvre. À l’inverse, un feu trop faible ne produit aucun effet, il n’y a pas de cuisson. L’un des enjeux majeurs de l’analyse consiste précisément à percevoir et à ajuster cette température intérieure, ces nuances fines, afin que l’éros à l’œuvre dans la relation puisse, progressivement, métamorphoser les parties de l’âme qui, à ce moment-là, le réclament, ce qui se voit notamment par les rêves
Cela nous amène à la question du cadre dans la relation transférentielle. Le cadre est fondamental, bien qu’il soit, dans une certaine mesure, élastique. Ce que j’entends par là, c’est que, dans le déroulement d’une séance, il y a des moments où l’on est véritablement dans le registre psychanalytique au sens strict, dans le silence notamment : lorsque l’analysant est allongé pendant plusieurs séances d’affilée, ce qui peut l’amener à des états modifiés de conscience, à des abréactions issues des couches profondes de l’inconscient, et qui le secouent parfois intensément sur le plan émotionnel. Mais il y a aussi de nombreux moments, au sein même de la séance, où l’on se situe à la frontière entre la thérapie analytique et la psychanalyse proprement dite. C’est une question de ressenti, d’intuition clinique. C’est un peu comme lorsque l’on pilote un bateau : on sent le courant. Il s’agit de percevoir si l’on peut aller plus en profondeur, là où cela devient plus exigeant, plus confrontant, ou s’il convient, au contraire, de revenir vers quelque chose de plus proche de la conscience du moi.
C’est donc toute une forme de perception fine… Oui, je dirais de feeling, au sens subtil du terme. Il y a, depuis plus de quatre mille ans, un aspect sacré dans ces formes de dévoilement de l’âme, par exemple en Chine. Bien au-delà de ce que l’on appelle aujourd’hui l’analyse, il a toujours existé, à travers les âges et les civilisations, des voies de sagesse, des chemins de transformation intérieure. On les retrouve en Extrême-Orient, mais aussi chez les Grecs, notamment à travers les Mystères d’Éleusis. Ce sont, à chaque fois, des voies Initiatiques. On en trouve des traces aussi bien dans les cultures grecque et romaine antiques que chez les peuples du Moyen-Orient. Ce sont les traditions que l’on qualifie de « mystériques », c’est-à-dire des itinéraires initiatiques, visant non pas seulement le développement de la personnalité, mais l’accomplissement de la totalité de l’humain que chacun est appelé à manifester au cours de sa vie. Ce sont des voies vers le sacré, au sens fort du terme.
Vous abordez, dans La Naissance de l’enfant rouge vif, le thème de l’inceste sous des angles à la fois pathologiques et symboliques, en le reliant au motif central de la Conjonction. Comment cette perspective enrichit-elle notre compréhension clinique, notamment en rapport avec l’épanouissement ou la pathologie du Soi ?
Dans le chapitre « Julie et le Petit Prince », consacré à l’inceste réel, j’ai relaté l’histoire d’une analysante qui avait subi un inceste, à la suite du décès de sa mère, alors qu’elle n’avait que neuf ans. Son père, gendarme du village, jouissait d’une réputation irréprochable. Tous s’extasiaient devant la tendresse qu’il manifestait envers sa petite fille orpheline, devant cette relation exemplaire. Ce malentendu collectif, cette façade de dévouement paternel, a en réalité masqué une emprise destructrice qui a profondément compromis la vie amoureuse de Julie, et ce, malgré des années d’analyse. Le travail thérapeutique, bien qu’indispensable, n’a pu entièrement désamorcer les séquelles d’angoisse laissées par cette confusion originelle des places et des fonctions.
À l’opposé, dans le registre symbolique, l’ « inceste » advient au sein de la relation analytique, dans les processus de transfert. C’est là que l’analyste devient, par exemple, selon l’histoire du sujet, la figure d’un père ou d’une mère « suffisamment bon », comme disait Winnicott. J’ai évoqué cela à propos de certains patients diagnostiqués comme borderline : des jeunes gens et jeunes filles qui multiplient les conduites à risque et les excès en tous genres. Bien souvent, ces errances chaotiques traduisent une absence totale d’inscription dans la loi paternelle. Lorsqu’un tel analysant rencontre un analyste, homme ou femme, qui lui accorde sa confiance, une présence stable, voire le secoue affectueusement, alors peut surgir cette fonction symbolique du père. Comme Dionysos, lui, est passé de la folie à la maturité en obéissant à la Grande Déesse qui lui a conféré une forme, une limite, un regard. Le patient cesse alors, peu à peu, de se détruire. Il se sent enfin reconnu, valorisé, regardé, comme un parent aimant regarde son enfant, et il trouve un équilibre et une éthique personnelle.
Dans cette relation transférentielle peuvent également émerger d’autres figures de parenté : le frère-amant, la sœur-amante. C’est aussi cela que Jung entendait par inceste symbolique : cette proximité intime, mais non vécue concrètement, qui se déploie dans le cadre de la cure. Il ne se limite pas à une relation familiale, mais s’étend également à Éros sous toutes ses formes. Comme dans le cas où un homme analyste se trouve face à une analysante, ou inversement, une femme analyste avec un analysant. Souvent, des analysantes m’ont ressentie comme une sœur. Toutes ces projections sur l’analyste vont dévoiler peu à peu des liens archétypiques profonds. À condition d’accepter ce cadre précis où il n’y a pas de passage à l’acte amoureux, pas de promenade dans un parc, ni de partage d’un café. Tout reste strictement dans la sphère de la séance et dans l’élaboration entre le conscient et l’inconscient.
Ce que Jung appelait un « mariage à quatre », deux conscients, deux inconscients. Ce travail fait appel à une élaboration du cœur, comme les Grecs anciens le disaient, lorsqu’ils affirmaient que « parler avec le cœur » était essentiel. Si l’on se réfère aux traditions orientales, au langage des chakras, on retrouve cette idée d’une parole du cœur, d’un logos qui contient de l’éros, et d’un éros imprégné de logos. C’est cette conjonction vivante qui fonde toute l’expérience analytique.
En réalité, la pathologie du Soi correspond, le plus souvent, à une identification du Moi au Soi : le Moi est alors en proie à une inflation. C’est un phénomène bien connu : comme la grenouille de la fable de Lafontaine qui, veut devenir aussi grosse que le bœuf, elle enfle, enfle… jusqu’à l’explosion. « Elle enfla si bien qu’elle creva ». Il s’agit bien là d’un processus d’identification.
Je me souviens d’une femme que j’ai accompagnée pendant quelques mois. C’était une thérapeute qui avait réuni autour d’elle un petit cercle et publiait régulièrement une feuille dédiée à une déesse antique.
Un jour, elle m’apporte un rêve :
Elle marchait à la campagne le long d’un petit bois. Sur son épaule gauche, un petit serpent était lové. Et tout à coup, surgissant de ce bois, un énorme boa les avalait tous les deux.
Je lui demande donc ce que représente ce petit serpent. Elle me répond, très sérieusement : « C’est comme pour les prêtresses grecques, je marche avec le serpent d’Esculape, ou d’Asclépios, le serpent de la guérison, posé sur l’épaule. » Je l’interroge alors : et ça ne vous fait pas un peu peur ? » « Non, non, cela ne me pose aucun problème », dit-elle. Je lui fais alors remarquer que, dans son rêve, elle-même et son petit animal, sont avalés tout cru par cet immense boa, beaucoup plus puissant, surgi de la forêt de l’inconscient. Elle a trouvé ma remarque de très mauvais goût… et a mis fin à la thérapie. Ce souvenir me revient précisément parce que j’avais, au fil du temps, l’impression croissante qu’elle s’identifiait à cette déesse figure du Soi. C’était quelqu’un de très intuitif, avec un lien profond à l’inconscient. Mais ce rôle glorieux, nourri par l’autorité qu’elle exerçait sur son groupe qui la suivait sur la « voie des dieux » la mettait en danger d’être engloutie elle-même.
Marie-Laure, vous explorez le mythe du filet d’Indra comme une métaphore de l’interconnexion universelle et le reliez à des concepts contemporains comme la conscience non-locale ou les champs akashiques d’Erwin Laszlo. Comment cette vision d’une interdépendance omniprésente influence-t-elle votre pratique clinique, en particulier pour aider vos patients à intégrer les dimensions collective et individuelle de leur être au cours de leur processus d’individuation ?
Il s’agit avant tout d’une question de synchronicité. Dans une analyse profonde, il y a toujours des moments où la synchronicité se manifeste, entre l’analyste et l’analysant. Ce phénomène peut engendrer un éveil ou des prises de conscience qui bouleversent profondément la vie de l’analysant … et parfois de l’analyste aussi. S’opère alors un changement significatif dans le processus intérieur. Et ce mouvement ne se limite pas à la séance, mais se prolonge au-delà, dans la vie quotidienne, comme un réajustement subtil qui se manifeste dans la réalité vécue. Dans Les Facettes de l’Âme, il y a un chapitre « Histoires de synchronicité » où j’ai tenté de montrer ces connections frappantes et aussi pleines d’humour entre monde intérieur et monde extérieur en résonances réciproques qui dépassent infiniment l’espace-temps et la causalité.
Pour conclure, quel message souhaiteriez-vous transmettre à nos lecteurs ? Y a-t-il une réflexion ou une inspiration particulière que vous aimeriez leur laisser en héritage ?
J’ai l’impression, et c’est le sujet du livre Réenchanter l’Occident, que j’ai écrit après Les Facettes de l’Âme – La Fusion entre l’Esprit et la Matière, que nous traversons une époque marquée par une cacophonie internationale des plus désastreuses. Et pourtant, il est de plus en plus évident que les jeunes générations se montrent sensibles à cette prise de conscience essentielle : relier la matière à l’esprit, via la psyché, l’âme. Réunir la science, les découvertes, la technique, la vie individuelle et la spiritualité.
En ce qui me concerne, j’ai sous-titré ce livre Vers un éveil individuel et collectif de la conscience, car c’est véritablement là, le cœur de mon message. J’ai eu la chance, au cours de ces décennies passées en tant qu’analyste, d’assister à l’émergence de l’individuation chez de nombreux êtres, et ce, de plus en plus fréquemment. Je me souviens qu’au début de ma pratique, les hommes venaient consulter en affirmant : « OK, je viens, mais je ne suis pas fou. » Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes, dès le début de leur démarche, ont pleinement conscience qu’ils possèdent en eux la capacité de créer un monde plus cohérent, où les dimensions corporelles, spirituelles et celles de l’âme seront harmonieusement interconnectées.
Comme le disait Marie-Louise von Franz, l’Alchimie est un mythe de la Matière, et elle constitue également le mythe du futur pour nous. L’alchimie offre l’espoir concret que nous serons en mesure de réintégrer, à la fois dans l’univers extérieur et dans le microcosme de l’âme humaine, les dimensions de l’incarnation, dont nous évoquions précédemment la nécessité : spiritualiser le corps et corporaliser l’esprit. C’est là le but même de l’alchimie : sauver l’humain au sein de la nature, donc sauver la Nature elle-même aussi.
À cet égard, les chrétiens poursuivaient un objectif partiel : sauver l’humain, avant tout. Aujourd’hui, face aux bouleversements planétaires, qu’il s’agisse des déséquilibres écologiques, climatiques, politiques ou économiques, il devient impérieux de se soucier tout autant de la Nature et du vivant que de l’Humain. Il s’agit, en quelque sorte, de développer une éco-psychologie.
Entretien mené par Rachel Huber – Mai 2025
Voir la présentation du livre Les facettes de l’âme.
Marie-Laure Colonna
Marie-Laure Colonna est philosophe et psychanalyste jungienne, membre de l’IAAP et de la SFPA. Elle articule psychologie analytique, mythes universels et spiritualité, en dialogue avec les philosophies orientales. Son approche clinique accorde une place centrale au processus d’individuation et aux dynamiques du masculin et du féminin en chacun. Elle propose des thérapies individuelles d’orientation jungienne, centrées sur la transformation intérieure et la qualité des relations.
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