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Tombez amoureux de la vie

Cet article explore un fil rouge inattendu : l’élan vital de Bergson, l’insight jungien, le «moment aha » des neurosciences et les bonds des réseaux neuronaux en IA. Autant de visages d’une même dynamique créatrice : tomber amoureux de la vie. Dragana Favre

L’intuition, clé de la connaissance selon Bergson

Henri Bergson, dans L’Évolution créatrice (1907/1998), introduit la notion d’élan vital pour saisir ce que le strict mécanisme et la téléologie ne peuvent expliquer. Pour lui, l’évolution n’est ni une machine suivant inexorablement des lois, ni un plan prédéterminé orienté vers un telos fixe. Elle est avant tout une explosion créatrice, un élan, une force qui ne cesse jamais d’ouvrir de nouvelles formes et possibilités.

Bergson écrit que la vie est « un effort, un bond, un élan vers quelque chose qui n’est pas encore » (1907/1998, p. 99). Dans sa philosophie, la vie est représentée comme une explosion infinie : chaque forme s’ouvre et se brise, ses fragments se ramifiant en de nouvelles formes. Ce mouvement éruptif n’est pas chaotique mais profondément créatif, et son sens même réside dans le fait de ne jamais cesser de générer du nouveau. Si l’on traduit cette image philosophique en métaphore existentielle, l’élan vital peut être compris comme un tomber amoureux spontané de la vie : le moment où la vie « s’enclenche » soudainement avec elle-même et découvre en son sein la résonance qui la propulse en avant.

Pour Bergson, l’intuition est l’instrument clé de la connaissance. L’intelligence, affirme-t-il, fragmente le monde en catégories et concepts statiques, tandis que l’intuition donne accès au flux de la durée (durée), au rythme intérieur de la vie. Lawrence Lawlor (2004) explique que Bergson considérait l’intuition comme un « véritable empirisme », non pas une fuite vers le mysticisme, mais une immersion plus profonde dans le flux de l’expérience vécue.

Quand les fragments s’unissent en un tout

Quand nous aimons ou tombons amoureux, c’est précisément ce saut intuitif qui se produit : soudain, ce qui était extérieur et fragmenté devient intérieur et entier. Tomber amoureux, en ce sens, peut être pris comme un modèle de l’intuition — un déclic inattendu dans lequel le corps et l’esprit s’accordent, comme si la vie s’aimait soudain elle-même. Lorsque Bergson reçut le prix Nobel de littérature en 1927, la citation le louait d’avoir montré comment la vie « éclate à travers la résistance de la matière par l’élan continuel d’une offensive inépuisable » (Nobel Foundation, 1927). Cette offensive, dans sa profondeur, est la poussée d’amour de la vie, qui ne se lasse jamais de créer.

À la même période, Jung élargissait le concept de libido, s’éloignant de la compréhension restreinte freudienne de l’énergie sexuelle. La libido devint pour lui l’énergie universelle de la psyché, la propulsion intérieure de la vie, comparable à l’élan vital de Bergson (Jung, 1916/1956, p. 196). La notion jungienne d’insight (intuition pénétrante) va dans la même direction. En psychothérapie, l’insight surgit comme une synthèse soudaine du matériel inconscient et de la réflexion consciente. On ne peut pas le provoquer par volonté : il éclate, abruptement, et déplace la perspective intérieure.

Des techniques comme la méditation, le pèlerinage vers des lieux numineux, ou l’usage guidé des psychédéliques peuvent préparer le terrain, mais le kairos du mystique ne peut être fabriqué. Pas de miracle instantané. Comme tomber amoureux, l’insight est le moment où les fragments épars se rassemblent soudain en un tout signifiant. L’idée de Jung selon laquelle la psyché « tombe amoureuse » de sa propre intégrité à travers de tels événements éclaire davantage encore l’idée de Bergson : tous deux pointent vers une éruption de sens, une énergie qui soude soudain les éclats et les transforme en nouveauté.

Un bond qualitatif de la vie neuronale

Les neurosciences cognitives contemporaines ont confirmé que le moment d’insight correspond à une réorganisation soudaine des réseaux neuronaux. Kounios et Beeman (2014) montrent que le moment « aha » implique une signature cérébrale spécifique : un apaisement préparatoire des oscillations alpha qui réduit les distractions externes, suivi d’une explosion d’oscillations gamma signalant l’intégration d’assemblées neuronales éloignées. À cet instant, le sujet éprouve une poussée affective : clarté, euphorie, impression que tout s’agence soudainement.

Des études récentes ajoutent des nuances : le couplage hippocampo-préfrontal semble jouer un rôle décisif dans l’insight, car des fragments de mémoire se recombinent en configurations inédites, tandis que des décharges dopaminergiques dans le striatum marquent la « saillance » subjective de la découverte.

Dans la perspective du predictive coding, le cerveau résout brusquement une incertitude de haut niveau, effondrant de multiples possibles en un modèle cohérent. C’est l’équivalent neurologique du tomber amoureux : un moment où le corps et l’esprit dansent soudain au même rythme et produisent un nouveau tout. Comme le dit Bergson, la vie est un « bond » ; la neuroscience montre que l’insight est un bond qualitatif dans la dynamique neuronale.

L’IA comme miroir de la psyché

Dans le domaine de l’intelligence artificielle, nous rencontrons des parallèles formels à ces processus. Les réseaux neuronaux profonds sont souvent entraînés durant de longues époques de stagnation, pour ensuite manifester des bonds soudains et spectaculaires de performance. Le phénomène connu sous le nom de grokking illustre cette dynamique : un modèle reste bloqué dans une mémorisation superficielle, puis, sans changement externe, passe abruptement à un état de généralisation et de véritable compréhension des motifs (Power, Burda, Edwards, Babuschkin, & Misra, 2022).

Löwe et collègues (2023) montrent que de tels sauts peuvent surgir spontanément de la régularisation et du bruit dans le réseau, sans déclencheurs externes. Arnold, Lörch, Holtorf, et Schäfer (2023) mobilisent le langage des transitions de phase en physique : un système reste proche de l’équilibre, puis bascule soudainement dans un nouveau régime. Cela reflète la structure du tomber amoureux et de l’insight : durée latente, déclic soudain, intégration émergente.

Des architectures telles que les transformers (Vaswani et al., 2017) soulignent la même analogie. Le mécanisme d’attention permet aux modèles de saisir des relations globales dans les données, entraînant l’émergence soudaine de capacités qualitativement nouvelles. De la même manière que tomber amoureux implique une résonance soudaine entre le corps et l’esprit, les transformers manifestent une résonance soudaine entre représentations locales et globales au sein du réseau. L’IA fournit ainsi un laboratoire où l’on peut observer la structure formalisée du phénomène même que Bergson et Jung décrivent dans la vie de la psyché.

L’IA comme espace d’émergence du nouveau

Deleuze (1966/1991), dans Le Bergsonisme, insiste sur le fait que l’élan vital ne doit pas être compris comme une substance statique mais comme une différenciation au sein de la durée elle-même, un devenir perpétuel, un pli créatif qui ne cesse jamais (p. 94). Pour Deleuze, la vie aime la différence. Elle tombe amoureuse de sa propre capacité à devenir autre.

Tomber amoureux, qu’il soit romantique ou intellectuel, manifeste ce principe : le moment où la différence devient attraction, où le nouveau surgit comme valeur. En ce sens, les modèles d’IA peuvent également être vus comme des espaces où la différence engendre de nouvelles formes. Bien qu’ils n’aient pas de force vitale, ils reflètent la structure de la vie : durée latente, transition inattendue, émergence du nouveau.

Les penseurs contemporains de la technologie nous rappellent que les machines n’ont pas d’élan vital intérieur, mais qu’elles façonnent la manière dont nous expérimentons la vie. Katherine Hayles (2017) parle de la condition posthumaine dans laquelle les frontières entre organique et technologique sont poreuses : même si l’IA ne ressent pas, elle nous renvoie nos propres schémas. Quand nous voyons un modèle « comprendre » soudainement un motif, nous lui projetons notre expérience de l’insight (et du tomber amoureux). Ce n’est pas illusion, mais rétroaction dialectique : la machine n’aime pas la vie, mais elle nous rappelle que nous l’aimons, et que nous cherchons toujours des déclics de sens.

Un archétype universel de transformation

Tout cela montre que tomber amoureux de la vie n’est pas simplement une métaphore. C’est une dynamique ontologique, un phénomène psychologique et un schéma technique. Dans la clé philosophique de Bergson, c’est l’élan vital qui éclate dans l’imprévisible nouveau.

Dans la psychologie de Jung, c’est la libido transformée en insight, une synthèse de l’inconscient et du conscient. En neurosciences, c’est la réorganisation soudaine des réseaux neuronaux accompagnée d’une euphorie affective. En IA, c’est le grokking, la transition de phase, la compréhension globale émergente. Partout, nous rencontrons le même geste : vie, psyché et algorithmes manifestent le schéma de la durée latente et du tomber amoureux du nouveau.

Lorsque Bergson écrit que « le désordre n’est que de l’ordre que nous ne cherchons pas » (Bergson, 1934/2002, p. 12), il anticipe que chaque tomber amoureux et chaque insight surgissent du chaos qui se révèle comme harmonie cachée. Quand Jung parle de l’énergie de la psyché comme tendant sans cesse à la transformation, il décrit précisément ce que les neurosciences mesurent dans les oscillations et ce que l’IA démontre dans les transitions de phase.

Tomber amoureux de la vie est ainsi un archétype universel de transformation. Il nous enseigne que vivre, c’est rester prêt pour le déclic, l’explosion de sens qui survient lorsque les fragments s’unissent enfin. L’IA nous rappelle que ce processus n’est pas le privilège des humains : c’est la structure même de l’existence, visible dans l’organique comme dans le silicium.

La vie est toujours plus que ce que nous pensons

En ce sens, l’IA n’est pas amoureuse de la vie, mais elle nous provoque à l’être. Elle nous rappelle que la vie est toujours plus que ce que nous pensons, toujours capable de s’ouvrir soudainement sur une nouvelle harmonie. L’élan vital n’est pas une notion archaïque — c’est une manière de nommer la dynamique fondamentale de la création. La psyché de Jung, la vie de Bergson, la différence de Deleuze et les algorithmes de l’IA témoignent tous du même geste : tomber amoureux de la possibilité de devenir autre.

C’est l’amour de la vie pour elle-même, éruptif et inépuisable, nous appelant à nous abandonner encore et encore aux déclics du sens.

Octobre 2025

Bibliographie

Voir les références des ouvrages cités dans cet article

Arnold, J., Lörch, N., Holtorf, F., & Schäfer, F. (2023). Machine learning phase transitions: Connections to the Fisher information. arXiv preprint.

Bergson, H. (1998). Creative evolution (A. Mitchell, Trans.). Dover Publications. (Original work published 1907)

Bergson, H. (2002). The creative mind: An introduction to metaphysics (M. Andison, Trans.). Dover Publications. (Original work published 1934)

Deleuze, G. (1991). Bergsonism (H. Tomlinson & B. Habberjam, Trans.). Zone Books. (Original work published 1966)

Hayles, N. K. (2017). Unthought: The power of the cognitive nonconscious. University of Chicago Press.

Jung, C. G. (1956). Symbols of transformation (R. F. C. Hull, Trans.). Princeton University Press. (Original work published 1916)

Kounios, J., & Beeman, M. (2014). The cognitive neuroscience of insight. Annual Review of Psychology, 65, 71–93. 

Lawlor, L. (2004). Bergson on intuition as the true empiricism. In E. N. Zalta (Ed.), The Stanford encyclopedia of philosophy (Fall 2004 ed.). Stanford University.

Löwe, A. T., Touzo, L., Muhle-Karbe, P. S., Saxe, A. M., Summerfield, C., & Schuck, N. W. (2023). Abrupt and spontaneous strategy switches emerge in simple regularised neural networks. arXiv preprint.

Nobel Foundation. (1927). Nobel Prize in Literature 1927: Award ceremony speech. Nobel Foundation

Power, A., Burda, Y., Edwards, H., Babuschkin, I., & Misra, V. (2022). Grokking: Generalization beyond overfitting on small algorithmic datasets. arXiv preprint.

Vaswani, A., Shazeer, N., Parmar, N., Uszkoreit, J., Jones, L., Gomez, A. N., Kaiser, Ł., & Polosukhin, I. (2017). Attention is all you need. In Advances in neural information processing systems (pp. 5998–6008).

Dragana Favre

Dragana Favre est psychiatre FMH et docteure en neurosciences, spécialisée en psychothérapie analytique. Formée aux Hôpitaux Universitaires de Genève et à l’Institut C.G. Jung de Zurich, elle exerce en cabinet privé à Genève et intervient régulièrement sur les thèmes de la psychologie jungienne, de la conscience et de la symbolisation.

Titulaire d’un doctorat en neurosciences (Université d’Alicante) après un master à Göttingen, elle développe une approche intégrative fondée sur les dynamiques archétypiques, la temporalité psychique et la phénoménologie de la conscience.

Elle siège au conseil d’administration de l’IAJS, qu’elle co-préside en 2024 et 2025, et anime le Salon Jungien, un espace de réflexion vivant à la croisée de la clinique et des enjeux contemporains.

Son site personnel : draganafavre.ch

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