L’entretien ci-dessous témoigne de multiples parcours d’enfants qui, grâce à la technique du jeu de sable, ont trouvé leur chemin et ont été transformés. Il évoque également le parcours de George Sand, explorant son enfance et sa vie créative en tant qu’écrivaine.
EFJ Comment est né votre livre Du jeu de sable à l’esprit d’enfance ?
Isabelle Lifran L’origine première de mon livre vient de mon expérience d’enseignante dans les lycées professionnels. J’ai pu maintes fois remarquer que la stagnation ou les blocages des facultés cognitives d’un enfant pouvaient venir d’un manque de contact avec la source créative de l’inconscient.
Fragilisé par un environnement peu attentif et par le regard des autres, il entre dans la spirale de l’échec. Dans un climat d’attention bienveillante, il convient de lui proposer une méthode et des matériaux à même d’éveiller ou de réveiller les impulsions naturellement créatrices de son inconscient.
J’ai ainsi été amenée à vivifier mon enseignement par des pratiques créatives comme le théâtre, la poésie, la lecture ou la création de contes. J’ai assisté ainsi à de merveilleux éveils, tel celui de cet enfant qui en sixième savait à peine lire et écrire et qui à partir de l’émotion que lui procurait le langage symbolique des contes a pu accéder à la compréhension de ces signes qui auparavant étaient lettres mortes. J’ai saisi alors toute l’importance du symbole.
L’origine de l’écriture proprement dite du livre est d’un ordre plutôt irrationnel. Je pratiquais déjà la méthode du jeu de sable, quand un lien intérieur avec George Sand est apparu dans plusieurs de mes rêves de façon tout à fait inattendue, comme une irruption en moi de l’esprit créateur. Je pris alors conscience que Sand en allemand et en anglais signifiait le sable.
Et c’est ainsi que je fus lancée dans cette aventure de l’écriture. Écriture sur le Jeu de sable mais aussi sur l’esprit de l’enfance éternelle qui se manifestait ô combien chez George Sand et perdura au-delà de son enfance, fécondant sa vie d’écrivain et d’artiste.
EFJ Comment avez-vous découvert et mis en pratique la technique du jeu de sable ?
Quand j’étais professeur, je prenais souvent à part les enfants en difficulté, le plus souvent à la récréation. Il est certain que dans le cadre de classes aux effectifs trop nombreux, il est difficile de faire un travail suivi avec les élèves qui ont des problèmes d’apprentissage. Le Jeu de sable se présenta à moi à point nommé !
J’étais déjà en analyse, quand l’autrice de l’avant-propos de ce livre, Monique Bacchetta, me prêta le livre de Dora Kalff : Le Jeu de Sable. J’ai été aussitôt enthousiasmée et conquise par cette technique qui correspondait à ce que j’avais expérimenté en classe quant à l’importance du symbole, le symbole vivant, porteur de charges émotionnelles susceptibles de réactiver le pouvoir créateur et guérisseur de l’enfant.
Je devins l’élève de Francine Perrot, laquelle m’initia à la pratique du Jeu de sable, elle-même ayant été formée par Dora Kalff. C’est ainsi que je me procurai deux bacs à sable, l’un empli de sable blanc très fin et l’autre d’un sable de mer que l’on pouvait mouiller. Un collègue, connaissant mes méthodes particulières, m’adressa mon premier élève en grande difficulté scolaire…
Le sable où plonge avec plaisir la main de l’enfant est un support privilégié des projections d’images qui montent en lui et qu’il concrétise en choisissant les figurines, personnages et objets divers que l’on met à sa disposition. Dans le bac à sable, « espace libre et protégé » selon les mots de Dora Kalff, il va peu à peu extérioriser les conflits qui se vivent dans son propre inconscient et celui de sa famille.
Un processus d’évolution se met en route, le reliant aux archétypes unifiants et guérisseurs. Comme guidé par le Soi, son instinct vital triomphe peu à peu de son instinct de mort, de sa violence, de son désir de puissance ou de sa résignation.
Vous décrivez l’évolution de plusieurs enfants que vous avez accompagnés ?
Dans le livre, je commence à décrire le parcours d’enfants qui ont activé leurs instincts de vie en mettant en scène des histoires où un personnage libère des animaux, enfermés par exemple derrière des barrières. L’animal à son tour va aider l’homme à lutter contre le personnage malfaisant, auteur de l’enfermement.
Marie-Louise von Franz disait que la présence de l’animal dans un rêve, ici dans le jeu, est un moment décisif. Comme l’animal qui agit selon sa nature propre, l’enfant va pouvoir aller vers sa vraie nature, sa destinée. Tel cet enfant traité de paresseux et d’incapable qui progressa très rapidement dans ses apprentissages et dans sa confiance en lui.
Les voitures et les engins, souvent placés dans le bac, sont aussi en relation, tout comme les animaux, avec une circulation d’énergie (ou son blocage). Je raconte l’histoire de ce petit garçon qui a entrepris dans le bac à sable de grands travaux pour agrandir la route où s’était produit le grave accident qui en réalité avait tué sa petite sœur.
Toutes ces histoires ne sont pas sans répercussions sur la famille entière. L’enfant à la suite de son jeu pleura une journée entière et la maman qui s’était enfermée dans son deuil se rendit alors compte du chagrin et de la culpabilité de son fils.
J’ai pu constater l’importance du jeu de sable pour les enfants abandonnés et adoptés qui peuvent être violents et agressifs avec leurs parents adoptifs. Dans le jeu un instinct de réparation se déploie et les pousse à retrouver le moment de l’abandon et à se relier à leurs parents biologiques et même à leur pardonner.
D’autres enfants adoptés et d’une culture différente de celle du pays d’adoption sont amenés à se relier à ce qui est nommé par Jung la totalité préconsciente, laquelle s’exprime, dans le lien avec la culture et la religion ancestrales. Ainsi un petit garçon d’Amérique latine a renoué dans le jeu de sable avec les rites de ses ancêtres, il a retrouvé en lui cette totalité, essentielle sur le chemin de sa guérison.
Un long chapitre est consacré à ce que l’on pourrait appeler une « imagination active », une histoire dans laquelle une enfant anorexique a déroulé un thème, celui d’une bataille entre la mort et la vie, qu’elle a laissé se transformer durant plusieurs mois. Les dînettes tinrent d’abord une grande place dans ses jeux, comme pour lui donner la force de descendre dans ses profondeurs. Cette petite fille qui aimait les contes a choisi leur langage en plaçant dans le bac surtout des figurines de contes et de dessins animés. Il y eut de nombreuses destructions à la fois par les tempêtes, la neige et aussi par des méchants.
Au fur et à mesure que l’ombre se différenciait en images archétypiques qui annonçaient leur couleur (par exemple celle d’un méchant personnage, d’une sorcière…), les archétypes guérisseurs œuvraient et une forme de conscience se dessinait peu à peu. Par exemple une jeune fille réagit fortement à l’action malfaisante d’un couple : « Maintenant, ça suffit ! » On peut parler d’imagination « active » en ce sens qu’il y a une dialectique entre les images qui montent spontanément de l’inconscient et une certaine conscience, reliée au Soi, qui réagit à ces images et vient mettre de l’ordre.
Les rêves, les contes et le jeu de sable sont au centre de vos recherches ?
Rêves, contes et jeux de sable s’expriment par images, par symboles. C’est le langage de l’inconscient. On sait combien les jeux, les contes, les activités artistiques sont importants pour le développement de l’enfant, pour nourrir son imaginaire et sa créativité. Dans une sorte « d’abaissement mental », l’enfant qui joue entre en relation avec la richesse immense des symboles de l’inconscient collectif.
Mais dans le cadre d’une aide particulière ou d’une thérapie, l’on ne peut accompagner les enfants et les adultes dans la pratique du jeu de sable ou autre activité symbolique, tel un travail sur les rêves, que si soi-même on a expérimenté la force du symbole. Le rêve tout comme le jeu de sable vient fixer le volatil, extériorise l’image intérieure, l’émotion. C’est de cet échange permanent entre l’intérieur et l’extérieur que naissent des attitudes nouvelles, une conscience.
Selon l’étymologie, le symbole a en effet la fonction de « mettre ensemble », d’unir les opposés, il est le pont qui permet de passer de l’irrationnel au rationnel, de l’inconscient au conscient. Dans la cuisson alchimique, il est le ferment qui transforme le brut, le cru, en cuit, l’indifférencié en différencié.
Jung disait que les images imposaient à l’homme une lourde responsabilité. Bien sûr on peut être secoué par leur étrangeté, leur beauté, leur caractère sacré. Cependant leur interprétation, leur intégration est ensuite essentielle, car il s’agit non pas de discourir intellectuellement ou esthétiquement sur elles ou de rester dans une sorte de fascination pour leur caractère numineux, mais de ressentir et comprendre la force de transformation qu’elles portent en leur sein.
J’étais toujours frappée quand j’observais aussi dans les jeux de sable que cette éthique, ce sens de la responsabilité prenait forme au fur et à mesure d’un parcours. Par exemple un enfant avait placé un sens interdit à la fin d’une séance, devant sa mère, entre la voiture qui symbolisait la mère et une autre qui symbolisait le père. Dans le jeu suivant, relié au Soi, cet archétype « du sens et de l’orientation », il rétablit la situation et les voitures circulent librement. L’enfant avait sa part de responsabilité dans le désordre familial en voulant sa mère tout à lui. De jeu en jeu un processus de maturation se fait jour.
Vous écrivez « Les chercheurs authentiques arrivent à des conclusions souvent semblables », vous pouvez nous en dire plus ?
Dans le livre, je dis que j’emploie le langage jungien, parce que c’est celui que je connais le mieux. Mais il ne s’agit pas d’en faire un dogme, de rester dans l’entre-soi, fermé à toute autre approche des mystères de l’âme. De tout temps et en tout lieu, des hommes qui se sont penchés sur l’âme humaine ont touché à des vérités éternelles.
J’ai plaisir à rencontrer les mêmes idées, certes énoncées différemment selon les époques, chez d’autres découvreurs, psychologues, artistes, écrivains mais aussi chez tout être simple en relation avec cet esprit d’enfance qui fait fondre toutes les rigidités et ouvre à l’inconnu.
Je cite souvent Winnicott et sa notion de faux self proche de la persona de Jung. Tous deux ont insisté sur le danger de ne vivre que dans la fausse personnalité, la représentation. Le conatus de Spinoza, l’élan pour « persévérer dans son être », n’est pas loin du processus d’individuation de Jung, de la réalisation de soi…
Mais l’authenticité ne peut venir que de l’expérience personnelle et c’est pourquoi les mots sont nouveaux. Toute recherche suppose un certain isolement, une création ou re-création parfois en rapport avec l’esprit du temps ou l’inconscient collectif. Il est connu que de grandes idées, découvertes ou prises de conscience, peuvent surgir en même temps dans des lieux très éloignés les uns des autres.
En fin d’ouvrage, vous éclairez sous un angle jungien le parcours de George Sand ?
Jung et ses continuateurs ont mis en évidence le double sens du puer aeternus, l’enfant ou l’adolescent éternel. Dans les jeux de sable, on peut constater que les enfants ont à retrouver cet esprit créateur de l’enfance qui caractérise normalement tout enfant. On trouve d’abord chez eux une immaturité, un manque du sens des responsabilités, de l’agressivité ou de la résignation. Dans leur chemin de guérison, on assiste peu à peu à ce passage du puer au sens négatif au puer créatif.
Ces aspects différents du puer, je les découvrais en synchronicité et de façon saisissante au fur et à mesure que j’avançais dans la lecture de l’œuvre et de l’autobiographie de George Sand. Elle est née de deux puer (ou pueri).
Maurice, le père de celle qui s’appelait alors Aurore, était un puer aeternus au sens de l’enfant royal, ayant du mal à se libérer de l’amour exclusif de sa mère, à choisir entre elle et sa femme.
Sa mère, Sophie, enfant abandonnée, ayant connu bien des malheurs, était aussi une puella. En ce sens qu’elle aussi avait une immaturité affective et avait bien du mal à s’adapter au réel. Fort heureusement elle fut une « suffisamment bonne mère » pour la jeune Aurore jusqu’à la mort de son mari et permit à son enfant de déployer sa vitalité créatrice.
Aurore avait quatre ans à la mort de son père et sa grand-mère alors œuvra pour en devenir la tutrice et la garder auprès d’elle. Tout son monde s’écroula. C’est cependant à partir de ce traumatisme et des divisions familiales qu’elle chercha à comprendre le monde, les êtres, et la racine des injustices.
Tout en entrant dans une voie de conscience et de maturité, sa créativité, son originalité continuèrent à vivre par ce lien qu’elle garda avec l’enfant spontanée, libre et créatrice qu’elle avait été. On peut dire qu’elle est un magnifique exemple de la réalisation du couple « puer-senex », où sagesse et esprit d’enfance ne font plus qu’un.
Vous affirmez « Nos enfants occidentaux n’ont pas moins d’imagination. Ils sont avides d’histoires et en racontent eux-mêmes beaucoup. » Terminer par une formule ?
Je n’ai pas les compétences pour émettre des généralisations sur les enfants et la société si complexe d’aujourd’hui. Je ne peux que me référer à mes expériences et les replacer dans le cadre conceptuel des explorateurs de la psyché.
Je rapporte par exemple l’histoire de ce petit garçon qui avait une imagination débordante mais qui ne savait pas faire la distinction entre rêve et réalité, jusqu’à ce que son imaginaire, son extrême sensibilité soient accueillis au sein du Jeu de sable.
La phrase que vous citez est tirée d’un passage où je raconte que j’ai été émerveillée en regardant un reportage à la télévision où un jeune garçon kirghiz, avec une aisance remarquable, récitait et chantait par cœur des vers d’une épopée millénaire en introduisant par-ci par-là des improvisations personnelles.
Son peuple était encore isolé de la culture de masse. Aujourd’hui le dessin animé tend à remplacer les histoires transmises par les parents et grands-parents. Ces exemples mettent en évidence l’importance de l’accueil de l’imaginaire de l’enfant et illustrent cette notion développée par Winnicott : « la capacité d’être seul en présence de quelqu’un ».
Capacité essentielle pour qu’il aille avec confiance vers une créativité personnelle, authentique. Le risque pour les enfants d’aujourd’hui est que la société de consommation devienne un relais exclusif, laissant peu de place à la création originale. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier l’aide immense à la création que peuvent apporter les outils informatiques bien utilisés.
J’ai envie de vous raconter une dernière histoire encourageante. Un tout jeune homme est venu chez moi pour faire l’entretien de mon poêle aux granulés. Il m’a dit qu’il avait été addict aux jeux vidéo, qu’il pratiquait jusqu’à 16 heures par jour. Il s’est rendu compte tout seul qu’il n’avait même plus de plaisir. Il joue encore un peu, me déclare-t-il, pour se détendre, et il a aussi retrouvé avec plaisir un jeu de construction auquel il aimait jouer dans son enfance.
Cela m’a fait sourire car j’ai pensé à Jung, lequel s’était mis à faire des constructions dans son jardin à la suite du souvenir de l’enfant qu’il avait été, passionné par ces jeux. En fait ce jeune homme s’est aussi relié à la source vitale, à l’esprit libre et créateur que son enfance lui avait permis de déployer.
Et il est aussi heureux de constater que face à la montée des fascismes, à l’exploitation irraisonnée des sols, à l’hyper-consommation, des jeunes et des moins jeunes déploient une inventivité remarquable pour habiter autrement notre terre.
Combien est précieux cet esprit de l’enfance éternelle, ferment iconoclaste à l’origine de toute métamorphose !
Propos recueillis par Jean-Pierre Robert – Avril 2024
Éditeur : La Fontaine de Pierre – 2023 – 314 pages – ISBN 9782902707850 – 10,8 x 17,8 x 1,7 cm