Lucas Costanzi, réalisateur brésilien, répond aux questions de J.-P. Robert à propos de ses documentaires inspirés de la pensée jungienne : Théâtre d’ombres et À la recherche de soi.
Sous-titrés en français, ces films explorent l’importance de l’ombre et le parcours intérieur permettant d’accéder à notre être profond, un chemin qui nous éloigne des influences du collectif ambiant.
Sur la plateforme vimeo : Théâtre d’ombres et À la recherche de soi
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Jean-Pierre Robert. Ce qui m’a frappé dans vos deux documentaires, c’est l’alternance entre les images du monde dans lequel nous vivons et auquel nous sommes soumis, et la nécessité, en contrepoint, de revenir vers soi.
Lucas Costanzi Pour moi, cette dynamique entre le monde extérieur et le retour à soi est essentielle. Nous vivons immergés dans un flux constant de stimuli, d’informations et d’exigences qui nous éloignent de notre intériorité, et je crois que c’est précisément dans ce contrepoint que nous trouvons un chemin vers une plus grande authenticité et un sens profond.
Tant dans Teatro das Sombras que dans Em Busca do Self, j’ai cherché à montrer comment nous sommes influencés par des forces collectives — sociales, politiques, culturelles — et comment, sans un mouvement conscient de réflexion et d’intégration, nous risquons de nous perdre dans ce tourbillon. Le retour à soi-même ne signifie pas l’isolement ou l’aliénation, mais un rendez-vous nécessaire pour mieux affronter le monde et les autres.
Votre premier documentaire explore l’ombre, qui incarne d’abord tout ce qui est inconscient en nous, et souligne la nécessité de son intégration, même si celle-ci ne peut être que partielle.
L’idée de parler de l’ombre est née d’une inquiétude personnelle face à ce qui se passait sur la scène politique brésilienne (et occidentale, d’ailleurs). D’un côté, l’ascension d’une droite enragée et rancunière et de l’autre, la propagation de politiques identitaires et d’agendas importés du parti démocrate américain par une gauche sans conception stratégique du pays. Ces deux pôles politiques ont divisé le Brésil, et chaque groupe accusait l’autre d’être responsable des maux qui affligeaient la nation. J’ai trouvé dans la théorie jungienne de l’ombre une voie pour comprendre ce qui se passait: la projection de l’ombre collective.
Toute projection a le potentiel de nous renvoyer à ce que nous sommes réellement, car le contenu projeté nous appartient. Mon intention avec ce film était d’essayer de montrer que nous devons perdre l’innocence présomptueuse de croire que nous sommes des êtres éclairés et, au contraire, entrer en dialogue avec notre ombre. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons percevoir le mal que nous causons à nous-mêmes et au monde, et peut-être avoir une chance de changer. Sinon, si ce dialogue n’a pas lieu, nos ombres agiront librement, et le mal restera en liberté.
De nombreuses scènes illustrent la complexité du monde actuel : sa marchandisation, son agitation, les fragments de la vie quotidienne, mais aussi la violence omniprésente.
Nous sommes immergés dans une culture qui privilégie le résultat, la performance et la persona façonnée pour les réseaux sociaux. Et plus il y a de persona, plus il y a d’ombre. Plus nous suivons des modèles culturels et nous conformons aux attentes du groupe auquel nous appartenons, plus nous automatisons notre vie et nous nous exonérons de la responsabilité de prendre des décisions. Cela nous transforme en automates. Cette culture favorise l’inconscience, nous éloigne du dialogue avec l’ombre et du chemin vers le Soi.
Si nous vivons en quête d’approbation sociale, dissociés de nous-mêmes et soumis aux modèles imposés par la culture, nous perdons la capacité d’élaborer nos contenus internes avec complexité et authenticité. Nous restons prisonniers de nos mouvements égotiques et perdons la dimension de quelque chose de plus grand, de la totalité dans laquelle nous sommes insérés. Cela nous appauvrit.
Si nous n’avons pas la capacité de symboliser et d’élaborer nos contenus, nous devenons plus agressifs. La violence actuelle provient précisément de notre inconscience, de notre tentative de culpabiliser l’autre pour les maux du monde, de chercher des boucs émissaires et de nous débarrasser de la responsabilité de faire face au miroir.
Vous donnez la parole à de nombreux analystes jungiens brésiliens, et je remarque combien leurs propos résonnent avec des problématiques universelles, tout en offrant des pistes de réflexion applicables à chacun de nous.
Lorsque nous parlons de quelque chose d’humain, d’archétypal, les frontières nationales disparaissent. Certes, chaque culture exprime ses images d’une manière distincte, selon l’époque et le lieu. Cependant, le contenu en lui-même, d’un point de vue archétypal, est le même. Pour reprendre un langage platonicien, les formes sont immuables et éternelles; seules leurs manifestations varient en fonction de notre participation à celles-ci. Lorsque nous parlons de l’ombre, nous parlons de quelque chose d’archétypal, qui appartient à la psyché humaine et qui, par conséquent, est universel.
Le Brésil est un pays périphérique sur la scène mondiale, ce qui nous apporte à la fois des avantages et des inconvénients. Ceux qui ont reçu une bonne éducation ici connaissent la culture des pays centraux : nous lisons les grands écrivains français, américains et anglais, les grands philosophes allemands et européens en général. Mais nous avons aussi la chance de connaître les grands écrivains et philosophes brésiliens, souvent inconnus des autres pays. Je considère cela comme une richesse, une opportunité de développer un regard plus créatif sur le monde.
Dans mes productions, je cherche à me connecter avec des personnes d’un haut niveau d’instruction pour offrir aux spectateurs un contenu puissant, capable de provoquer une réflexion profonde sur eux-mêmes et sur leur place dans le collectif. J’ai l’ambition, peut-être prétentieuse, de montrer au monde un Brésil de haute culture, un Brésil de la pensée. Très différent de celui qui est réduit aux clichés internationaux de la plage, du football et du carnaval.
Dans À la recherche de soi, vous mettez en perspective la psychologie jungienne et celle du psychiatre autrichien Viktor Frankl. Pouvez-vous nous présenter cette dernière et expliquer en quoi elle partage le même objectif de découverte de soi ?
La logothérapie de Viktor Frankl est la psychologie du sens de la vie. Et le sens, pour Frankl, c’est la valeur. Sa psychologie échappe au psychologisme et se projette dans le monde. Selon lui, l’homme trouve un sens lorsqu’il sort de lui-même et s’ouvre au monde. C’est dans cette tension entre l’être et le monde qu’il découvre des valeurs qui lui confèrent sa dignité.
Ces valeurs ne sont pas subjectives, mais objectives : des objectifs à atteindre et à réaliser, qui donnent un sens à la vie. Selon Frankl, nous sommes capables de reconnaître ces valeurs qui existent dans le monde, dans les choses elles-mêmes, grâce à la capacité noétique humaine, qu’il appelle l’instance spirituelle.
Frankl propose trois chemins pour trouver du sens :
- Les valeurs de création – ce à quoi nous nous consacrons : un travail, quelque chose que nous créons et dans lequel nous nous investissons.
- Les valeurs d’expérience – la rencontre avec quelqu’un, la relation avec un enfant, le plaisir d’un coucher de soleil, des expériences qui nous font ressentir la vie.
- Les valeurs d’attitude – notre posture face au monde concrétise une valeur. Même face à la souffrance, nous pouvons trouver un sens à travers nos attitudes.
Pour Frankl, le bonheur et le plaisir sont des conséquences du sens. Ils résultent de la rencontre avec les valeurs et de leur réalisation.
Frankl et Jung ont des concepts distincts sur l’être humain, mais il existe des points de convergence. L’un d’eux est l’ouverture à l’autre. Jung est souvent interprété comme un auteur tourné vers les labyrinthes intérieurs de l’inconscient, mais il est essentiel de reconnaître que le chemin d’individuation est une réalité psychologique qui inclut toujours l’autre. Nous devons prendre en compte la connexion entre le Moi personnel et le Soi collectif.
Vous montrez à quel point nous assistons passivement à la déshumanisation, acceptant la barbarie comme une forme de divertissement.
Aujourd’hui, cela me semble encore plus évident. Les guerres en Europe et au Moyen-Orient sont diffusées sous tous les angles, en 4K. Accompagnées d’une bande-son digne d’un film d’action, elles ressemblent à une aventure hollywoodienne. On en vient presque à attendre qu’Arnold Schwarzenegger apparaisse avec un bazooka pour « résoudre » le problème.
C’est la banalité du mal. Ici, au Brésil, les faits divers criminels sont si nombreux et constants que nous nous habituons à l’absurde. Sur YouTube, prolifèrent des chaînes où des policiers en action mettent en scène et spectacularisent leurs interventions – tout en les monétisant. Les chaînes de télévision sensationnalistes ne diffusent que tragédies et crimes. Si ces médias existent, c’est qu’il y a un public pour les regarder. Cela me semble être un symptôme d’une société malade, où la quête de quelque chose de plus élevé, d’une connexion au tout, d’une dignité humaine, s’éloigne.
Mais il existe un chemin. Jung l’a appelé individuation, le chemin vers le Soi. Et Frankl l’a nommé autotranscendance, l’ouverture à l’autre.
Vous concluez sur une note positive, celle d’une vie dédiée à la quête de sens, dans l’acceptation pleine et entière de notre destinée.
Personnellement, je suis dans cette phase que Jung a appelée le « milieu de la vie », où nous commençons à reconsidérer ce que nous avons accompli dans la première moitié de notre existence. De plus en plus, j’ai le sentiment que notre vie est précieuse et que nous ne devons pas la gaspiller dans des mouvements égotiques dictés par la société ou par le consumérisme. Au contraire, nous devons nous qualifier, viser plus haut et assumer la responsabilité de ce qui nous appartient et de ce qui nous entoure.
Une personne qui se qualifie, qualifie le monde et offre à la société un être humain meilleur. Ainsi, au moment de notre mort, nous pourrons regarder en arrière et voir que cela en valait la peine.
Propos recueillis par Jean-Pierre Robert – Mars 2025
Lucas Costanzi
Lucas Costanzi est un documentariste brésilien. Il a réalisé les documentaires En Busca do Self (2025), Teatro das Sombras (2022), Bellatrix (2019) et Tormenta (2015), ainsi qu’une série de reportages pour la télévision intitulée Conexão 360º. Il est le fondateur de la société de production Sabujo Filmes.
Lucas est diplômé en journalisme de l’Université catholique pontificale du Brésil et titulaire d’un diplôme de troisième cycle en documentaire de l’ESEC – École supérieure d’études cinématographiques, à Paris.